— Tu tires encore plus d’ampères qu’avant mon départ, dit Gentry en ouvrant la première de ses deux sacoches, dans ta chambre. T’as mis un nouveau radiateur ?
Il se mit à fouiller rapidement dans le contenu du sac, comme s’il cherchait quelque chose de bien précis qu’il aurait mal rangé. Ce n’était pas le cas, pourtant, la Ruse le savait ; il masquait ainsi sa peur de sentir quelqu’un, même une connaissance, envahir son domaine à l’improviste.
— Ouais. Faut que je chauffe encore l’entrepôt. Fait trop froid pour bosser, sinon.
— Non, dit Gentry en levant brusquement la tête, ce n’est pas un radiateur dans ta chambre. L’intensité ne correspond pas.
— Non.
La Ruse sourit, tablant sur la théorie que le sourire incitait son interlocuteur à le prendre pour un idiot facile à mater.
— « Non » quoi, Henry la Ruse ?
— C’est pas un radiateur.
D’un geste sec, Gentry referma la sacoche.
— Tu me dis ce que c’est ou je te coupe le courant.
— T’sais, Gentry, j’serais pas dans le coin, t’aurais bien moins de temps pour… tes trucs.
La Ruse haussa les sourcils, d’un air entendu, en direction de l’encombrante table de projection.
— Le fait est que j’ai deux personnes installées chez moi… (Il vit Gentry se raidir, ses yeux pâles s’agrandir.) Mais tu les verras pas, tu les entendras pas, rien du tout.
— Non, dit Gentry, d’une voix crispée, en contournant la table, parce que c’est toi-même qui vas me les foutre dehors, pas vrai ?
— Deux semaines, grand max, Gentry.
— Dehors ! Tout de suite ! (Le visage de Gentry était à quelques centimètres du sien et la Ruse sentait l’odeur aigre de sa fatigue.) Sinon tu pars avec eux.
La Ruse, tout en muscles, le dépassait de dix bons kilos, mais ça n’avait jamais intimidé Gentry qui semblait ignorer ou dédaigner la peur de souffrir. En soi, c’était assez intimidant. Gentry l’avait claqué un jour, violemment, et la Ruse avait alors baisse les yeux pour contempler l’énorme clé en chrome-molybdène qu’il tenait à la main et ressenti aussitôt une gêne obscure.
Très raide, Gentry s’était mis à trembler. La Ruse se doutait bien qu’il ne devait jamais dormir quand il se rendait à Boston ou New York. Déjà qu’il ne dormait pas des masses, à la Fabrique.
Il revenait lessivé et le premier jour était toujours le pire.
— Écoute, dit la Ruse, comme on s’adresse à un enfant au bord des larmes, et il sortit le sac de sa poche, le cadeau de Kid Afrika.
Il ouvrit la fermeture en plastique transparent pour en montrer à Gentry le contenu : timbres bleus, tablettes roses, un méchant étron d’opium ensaché dans un bout de cellophane rouge, des cristaux de wiz qui ressemblaient à de grosses pastilles jaunes pour la toux, des inhalateurs en plastique avec leur marque de fabrique japonaise grattée au couteau…
— De la part d’Afrika, dit-il, en agitant le sac au bout de son doigt.
— Afrika ? (Gentry regarda le sac, la Ruse, le sac à nouveau.) Ça vient d’Afrique ?
— De Kid Afrika. Tu ne le connais pas. Il t’a laissé ça.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il a besoin de moi pour planquer ici des copains à lui pendant un petit moment. Je lui dois une faveur, Gentry. J’lui ai dit combien tu détestais avoir des gens dans les pattes. Combien ça te gênait. Alors, mentit la Ruse, il a dit qu’il voulait te laisser quelques bricoles pour compenser le dérangement.
Gentry prit le sac et fit glisser un doigt le long de la fermeture pour l’ouvrir. Il sortit l’opium et le rendit à la Ruse. « Pas besoin de ça. » Sortit un des timbres bleus, en retira le papier protecteur et se le colla soigneusement au creux du poignet droit. La Ruse resta planté là, tripotant machinalement l’opium entre le pouce et l’index, faisant crisser la cellophane, tandis que Gentry contournait à nouveau la longue table et rouvrait la sacoche. Il en sortit une paire de gants neufs en cuir noir.
— Je crois que j’ferais bien… de rencontrer tes fameux amis, la Ruse.
— Euh ? (L’intéressé plissa les yeux, surpris.) Ouais… mais tu sais, t’as pas vraiment besoin, je veux dire… est-ce qu’y vaudrait pas mieux… ?
— Non, dit Gentry en remontant son col. J’insiste.
La Ruse descendait l’escalier quand il se souvint de l’opium : d’une pichenette, il l’expédia par-dessus la rampe, dans le noir. Il détestait les drogues.
— Cherry ?
Il se sentait stupide, devant Gentry qui le regardait se cogner les phalanges contre sa propre porte. Pas de réponse. Il ouvrit. La pénombre. Il vit l’abat-jour qu’elle avait confectionné pour l’une de ses ampoules, cône jaune de jourlex fixé avec un bout de fil tordu. Elle avait dévissé les deux autres. Elle n’était pas là.
La civière était là, en revanche, son occupant ficelé dans le sac en nylon bleu. C’est en train de le bouffer, songea la Ruse en contemplant tout cet arsenal de réanimation, les tubes, les sacs à perfusion. Non, rectifia-t-il, ça le maintient en vie, comme dans un hôpital. Mais l’impression demeurait : et si au contraire ça le vidait, le vidait entièrement ? Il se rappela l’Oiseau évoquant les vampires.
— Eh bien, dit Gentry en le dépassant pour s’arrêter devant la civière. Une drôle de compagnie que t’as là, Henry la Ruse.
Il contourna le lit, en gardant prudemment un mètre d’écart entre ses pieds et la silhouette immobile.
— Gentry, t’es sûr que tu voudrais pas remonter ? Je crois que ce timbre… Peut-être que t’en as trop fait.
— Vraiment ? Gentry inclina la tête, ses yeux flamboyaient dans la pénombre jaune. (Il plissa les paupières.) Pourquoi penses-tu ça ?
La Ruse hésita :
— Eh bien, t’es pas exactement comme d’habitude… Je veux dire, comme t’étais avant.
— Tu crois que je subirais une saute d’humeur, la Ruse ?
— Ouais.
— J’adore les sautes d’humeur.
— Je vous vois pas sourire, lança Cherry depuis la porte.
— Cherry, je vous présente Gentry. La Fabrique, c’est comme qui dirait chez lui. Cherry, de Cleveland…
Mais Gentry avait une lampe-stylo noire dans sa main gantée ; il était en train d’examiner le faisceau de trodes qui recouvrait le front du dormeur. Il se redressa : le pinceau lumineux rencontra le boîtier anonyme de l’appareil, puis redescendit comme une flèche pour suivre le câble noir jusqu’à la broche implantée.
— Cleveland, dit enfin Gentry, comme si c’était un nom qu’il aurait entendu dans un rêve. Intéressant…
Il éleva de nouveau sa lampe, se dévissa le cou pour lorgner l’endroit où le câble rejoignait le boîtier.
— Eh Cherry… dites-moi, qui est-ce, lui ? demanda-t-il tandis que le faisceau revenait brutalement sur le visage ravagé, d’une banalité irritante.