La blonde regarda Mona avec des yeux las, en lui adressant un sourire désabusé, un sourire « j’y-peux-rien », avant de détourner la tête pour regarder ailleurs.
Le mac se leva brusquement de la fontaine comme s’il était monté sur ressorts mais Mona avait compris le signal de la blonde et repartait déjà. Il la saisit par le bras mais la couture de son imper en plastique céda et, jouant des coudes, elle réintégra la foule. Le wiz prit le dessus et, sans transition, elle se retrouva au moins un pâté de maisons plus loin, affalée contre un lampadaire, haletante et prise d’une quinte de toux.
À présent, le wiz faisait l’effet inverse, comme cela se produisait parfois. Tout devenait affreux. Les visages dans la foule avaient un air dément, avide, comme si chaque passant avait sa propre mission désespérée à accomplir. Les lumières des magasins étaient devenues froides, mauvaises, et les articles derrière les vitrines semblaient posés là exprès pour lui dire qu’elle ne pourrait jamais les posséder. Elle entendit une voix au loin, une voix d’enfant en colère qui débitait une interminable litanie d’obscénités ; quand elle se rendit compte d’où elle provenait, elle ferma la bouche.
Son bras gauche était froid. Elle baissa la tête et vit que la manche de l’imper était partie, et la couture latérale déchirée jusqu’à la taille. Elle le retira pour le draper sur ses épaules comme une cape ; peut-être que ça le rendrait moins facile à remarquer.
Elle s’appuya le dos contre le mur tandis que le wiz déferlait sur elle comme une vague d’adrénaline-retard ; elle sentit ses genoux commencer à se dérober et crut qu’elle allait s’évanouir mais c’est le moment que choisit la drogue pour lui jouer un de ses tours et elle se retrouva dans la lumière d’un crépuscule d’été, accroupie dans la cour du vieux, terre grise cotonneuse griffée des traces de la partie qu’elle était en train de jouer, sauf que cette fois-ci, elle restait plantée là, stupide, le regard perdu derrière la masse des cuves, vers les lucioles qui puisaient dans l’entrelacs de ronces, au-dessus des vieux châssis tordus. Dans son dos, de la lumière provenait de la maison et elle pouvait sentir l’odeur du pain de maïs et du café que le vieux faisait bouillir et rebouillir, jusqu’à ce qu’une cuiller tienne debout dedans, disait-il, et il devait être là-bas en ce moment, en train de lire un de ses livres aux feuilles brunies et cassantes sans un coin de page intact ; il les récupérait dans de vieux sacs en plastique et parfois, ils tombaient simplement en poussière entre ses doigts. S’il trouvait quelque chose qu’il souhaitait garder, il sortait d’un tiroir un petit copieur de poche, glissait des piles dedans et le faisait courir sur la page. Elle aimait bien regarder les copies se dévider, toutes fraîches, avec leur odeur si particulière, mais il ne la laissait jamais manipuler l’appareil. Parfois, il lisait tout haut, une espèce d’hésitation dans la voix, comme un homme qui essaie de rejouer d’un instrument qu’il n’a plus touché depuis longtemps. Ce n’étaient pas des histoires qu’il lisait, pas de celles qui ont une fin ou qui racontent une blague. C’étaient plutôt comme des fenêtres ouvertes sur quelque chose de totalement étrange ; il n’essayait jamais de lui expliquer quoi que ce soit, sans doute n’y comprenait-il rien lui-même. Peut-être que personne non plus…
La rue revint d’un coup, éblouissante de netteté.
Elle se frotta les yeux et toussa.
12. L’ANTARCTIQUE COMMENCE ICI
— Je suis prête, maintenant, dit Piper Hill, les yeux clos, assise sur le tapis dans une vague approximation de la posture du lotus. Touchez le dessus-de-lit avec votre main gauche.
Huit minces fils partaient de la broche derrière les oreilles de Piper jusqu’à l’instrument posé en travers de ses cuisses bronzées.
Drapée dans un peignoir blanc en éponge, Angie regarda la technicienne depuis le bord du lit ; le boîtier noir du testeur lui recouvrait le front comme un bandeau relevé. Elle fit ce qu’on lui disait, et caressa légèrement du bout des doigts la soie grège et le fil écru du dessus-de-lit chiffonné.
— Bien, dit Piper, plus pour elle-même que pour Angie, en touchant un bouton sur le clavier. Encore.
Angie sentit la texture s’épaissir sous ses doigts.
— Encore.
Nouveau réglage. Elle pouvait à présent séparer chacune des fibres, distinguer la soie du lin…
— Encore.
Ses nerfs hurlèrent quand ses doigts écorchés raclèrent de la laine d’acier, du verre pilé…
— Optimal, dit Piper en ouvrant ses yeux bleus.
Elle sortit de la manche de son kimono une minuscule fiole en ivoire qu’elle passa à Angie après en avoir ôté le bouchon. Fermant les yeux, celle-ci renifla, méfiante. Rien.
— Encore.
Quelque chose de floral. La violette ?
— Encore.
Une écœurante puanteur de serre lui envahit la tête.
— Olfaction au maximum, dit Piper tandis que l’odeur se dissipait.
— J’avais pas remarqué. (Elle rouvrit les yeux. Piper lui présentait un petit rond de papier blanc.) Tant que c’est pas du poisson, dit Angie en s’humectant le bout du doigt.
Elle toucha le bout de papier, porta le doigt à sa langue. L’un des tests de Piper l’avait dégoûtée des fruits de mer pour un mois.
— Ce n’est pas du poisson, dit Piper en souriant.
Elle taillait ses cheveux court, en un petit casque serré qui soulignait l’éclat graphité des broches encastrées sous chacune de ses oreilles. Sainte Jeanne du Silicium, disait Porphyre. La véritable passion de Piper semblait être son travail. Elle était la technicienne personnelle d’Angie, réputée la meilleure réparatrice du Réseau.
Du caramel…
— Qui d’autre est ici, Piper ? (Après avoir achevé sa procédure d’entrée, Piper rangeait le clavier dans un étui en nylon capitonné.)
Angie avait entendu un hélicoptère arriver une heure plus tôt ; elle avait entendu des rires, des pas sur la terrasse, tandis que le rêve s’éloignait. Elle avait renoncé à ses tentatives habituelles pour inventorier son sommeil – si l’on pouvait appeler cela ainsi, les souvenirs de l’autre qui se déversaient, l’emplissaient, pour se vider vers des niveaux à elle inaccessibles, en laissant ces images rémanentes…
— Raebel, dit Piper. Lomas, Hickman, Ng, Porphyre, le Pape.
— Robin ?
— Non.
— Script, dit-elle, sous la douche.
— Bonjour, Angie.
— Zonelibre Voyages. Ça appartient à qui ?
— L’agence a été rebaptisée Musique Deux par l’actuel consortium de propriétaires, le Groupe Julianna et l’Orbitale caraïbe.
— À qui appartenait-elle, quand Tally y a fait ses enregistrements ?
— À Tessier-Ashpool S.A.
— Je veux en savoir plus sur Tessier-Ashpool.
— L’Antarctique commence ici.
À travers la vapeur, elle leva les yeux vers le cercle blanc du haut-parleur.
— Qu’est-ce que t’as dit, là ?
— L’Antarctique commence ici est le titre d’un documentaire vidéo de deux heures sur la famille Tessier-Ashpool tourné par Hans Becker, Angie.
— Est-ce que tu l’as ?
— Bien sûr. David Pape y a accédé récemment. Il a été fortement impressionné.
— Vraiment ? Quand ça, récemment ?
— Lundi dernier.
— Je le visionnerai ce soir, alors.
— Noté. C’est tout ?
— Oui.
— Au revoir, Angie.
David Pape. Son metteur en scène. Porphyre disait que Robin racontait aux gens qu’elle entendait des voix. En avait-il parlé à Pape ? Elle effleura un carreau de céramique ; le jet devint plus chaud. Pourquoi Pape s’intéressait-il à Tessier-Ashpool ? Elle toucha de nouveau la plaque et poussa un cri sous les aiguilles d’eau soudain glaciales.