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L’envers à l’endroit, l’endroit à l’envers, les personnages de cet autre paysage arrivaient bien tôt, bien trop tôt…

Porphyre soufflait à proximité de la fenêtre lorsqu’elle entra dans le séjour, guerrière masaï en robe de cuir et crêpe de soie noirs rembourrée aux épaules. Les autres poussèrent des acclamations en la voyant. Porphyre se retourna et sourit.

— Tu nous as pris par surprise, dit Rick Raebel, chargé des effets et du montage. (Affalé sur le divan pâle il reprit :) Hilton s’imaginait que tu voulais une pause plus longue.

— Ils ont battu le rappel général, mon chou ! ajouta Kelly Hickman. J’étais à Brême et le Pape, lui, était là-haut, en plein trip artistique, pas vrai, David ?

Il regarda le réalisateur, pour obtenir confirmation.

Assis à califourchon sur une des chaises Louis XVI retournées, les bras croisés au-dessus du fragile dossier, Pape sourit avec lassitude, ses cheveux bruns emmêlés au-dessus de son visage mince. Quand le programme d’Angie le lui permettait, Pape tournait des documentaires pour Didac/Rézo. Peu après avoir signé avec Senso, Angie avait participé, de manière anonyme, à l’une des œuvres d’art minimalistes de Pape, une interminable balade dans des dunes de satin rose défraîchi, sous un ciel d’acier martelé. Trois mois plus tard, alors que sa carrière était déjà bien engagée sur ses rails, une version piratée de la bande devenait un classique underground.

Karen Lomas, qui doublait les raccords pour Angie, sourit ; elle était assise à gauche de Pape. À la droite de celui-ci, Kelly Hickman (le costumier) était assis par terre sur le sol javellisé, à côté de Brian Ng, factotum et doublure de Piper.

— Eh bien, dit Angie, me voilà de retour. Je suis désolée de vous avoir tous retenus, mais il fallait que ça se fasse.

Il y eut un silence. D’imperceptibles craquements des chaises dorées. Brian Ng toussota.

— On est simplement contents que tu sois de retour, dit Piper qui sortait de la cuisine, une tasse de café dans chaque main.

Ils poussèrent de nouveaux vivats, un peu plus forcés cette fois-ci, puis rirent.

— Où est Robin ? demanda Angie.

— Môssieur Lanier est à Londres, dit Porphyre, les mains posées sur ses hanches gainées de cuir.

— On l’attend d’une heure à l’autre, dit sèchement Pape en se levant pour accepter une tasse des mains de Piper.

— Qu’est-ce que tu faisais en orbite, David ? demanda Angie en prenant l’autre tasse.

— Traquer le solitaire.

— La solitude ?

— Les solitaires. Les ermites.

Hickman s’était levé d’un bond :

— Angie, faut que tu voies cette petite robe de cocktail en satin que Devicq a envoyée la semaine dernière ! Et j’ai reçu toute la gamme de maillots de bain de Nakamura…

— Oui, Kelly, mais…

Pape s’était déjà tourné pour dire quelque chose à Raebel.

— Allez ! fit Hickman, rayonnant d’enthousiasme, viens les essayer !

Pape passa la plus grande partie de la journée avec Piper, Karen Lomas et Raebel, pour discuter des résultats de l’Entrée et des interminables détails de ce qu’ils appelaient la réinsertion d’Angie. Après déjeuner, Brian Ng l’accompagna pour la visite médicale qui devait se dérouler dans une clinique privée de Beverly Boulevard faisant partie d’un complexe d’immeubles-miroirs.

Durant leur fort brève attente dans une salle de réception blanche et décorée de plantes vertes – sans doute une forme de rituel, comme si tout rendez-vous médical dépourvu d’un certain temps d’attente était incomplet, contestable –, Angie se surprit à se demander, comme elle l’avait fait bien des fois déjà, pourquoi le mystérieux héritage de son père – les vévés qu’il avait dessinés dans sa tête – n’avait jamais été détecté par cette clinique ni aucune autre.

Christopher Mitchell, son père, avait dirigé le projet d’hybridomes qui avait virtuellement donné à Maas Biolabs le monopole de fabrication des premières biopuces. Turner, l’homme qui l’avait conduite à New York, lui avait fourni un dossier sur son père, un biogiciel compilé par une I.A. de sécurité de la Maas. Elle avait accédé à ce dossier à quatre reprises ; finalement, un soir de cuite sérieuse, en Grèce, elle l’avait jeté par-dessus le bastingage du yacht d’un industriel irlandais, après s’être disputée avec Bobby. Elle ne se souvenait plus des raisons de cette engueulade, mais elle se rappelait en revanche l’impression de perte et de soulagement mêlés qu’elle avait ressentie lorsque le petit cube de mémoire avait sombré.

Peut-être son père avait-il conçu son ouvrage de telle manière qu’il demeure invisible aux détecteurs des neurotechniciens. Bobby avait à ce sujet sa théorie personnelle, qu’elle soupçonnait d’être proche de la vérité. Peut-être que Legba, le loa auquel Beauvoir attribuait un accès quasiment illimité à la matrice du cyberspace, pouvait altérer le flot de données à mesure qu’elles étaient recueillies par les scanners, rendant ainsi les vévés transparents… Legba, après tout, avait orchestré ses débuts dans le métier et l’ascension qui l’avait vue éclipser Tally Isham et ses quinze années de carrière de mégastar sur le Réseau.

Mais cela faisait si longtemps que les loa l’avaient chevauchée et maintenant, avait dit Brigitte, les vévés avaient été redessinés…

— Hilton a demandé au Script de lancer aujourd’hui un communiqué sur toi… lui dit Ng tandis qu’elle attendait.

— Quel genre de communiqué ?

— Une déclaration publique justifiant ta décision de te rendre à la Jamaïque, comprenant des félicitations à la clinique pour ses méthodes, expliquant la drogue et ses dangers, le retour de ta passion pour le travail, ta gratitude envers le public, et se terminant par des images d’archives de la maison de Malibu…

Le Script pouvait générer des images vidéo d’Angie, les animer à partir de modèles pris sur les stims. Les visionner provoquait un vertige léger mais pas désagréable, l’un des rares moments où elle se sentait capable d’appréhender concrètement l’étendue de sa renommée.

Une sonnerie retentit, derrière le jardin.

Revenue de son séjour en ville, elle découvrit des traiteurs qui préparaient un barbecue sur la terrasse.

Elle s’allongea sur le divan sous le Valmier puis écouta les bruits de la mer. Elle entendait, dans la cuisine, Piper rendre compte à Pape de son examen médical. C’était bien inutile – on lui avait accordé le meilleur des bulletins de santé – mais tous deux étaient friands de détails.

Piper et Raebel passèrent un chandail et sortirent sur la terrasse où ils se tinrent près des braises pour s’y chauffer les mains ; Angie se retrouva seule dans le séjour en compagnie du réalisateur.

— Tu t’apprêtais à m’expliquer, David, ce que tu étais monté faire là-haut en orbite…

— Chercher de vrais solitaires. (Il passa une main dans ses cheveux emmêlés, à rebrousse-poil.) Ça vient d’un truc que je voulais faire l’an dernier, avec des communautés volontaires en Afrique. Le problème, une fois arrivé là-haut, c’est que j’ai appris que quiconque est prêt à aller aussi loin pour vivre effectivement seul en orbite est en général décidé à le rester et ne supporte aucune intrusion.

— Tu as enregistré des choses ? Réalisé des entretiens ?

— Non. Je voulais trouver ces gens et les convaincre d’enregistrer eux-mêmes les séquences.