Выбрать главу

— Et tu as réussi ?

— Non. J’ai entendu beaucoup d’histoires, pourtant. Des sacrées histoires. Un pilote de navette prétendait que des enfants-loups vivaient dans une usine pharmaceutique japonaise désaffectée. Toute une histoire apocryphe est réellement en train de se bâtir là-haut avec des vaisseaux fantômes, des cités perdues… Il y a là-dedans quelque chose de pathétique, quand on y pense. Je veux dire, tout cela est bloqué là-haut en orbite. Dans cet univers entièrement conçu par la main de l’homme, connu, attribué, cartographié. C’est comme de voir des mythes s’enraciner dans un parking. Mais je suppose que les gens ont besoin de ça, non ?

— Oui, dit-elle, songeant à Legba, à Maman Brigitte, aux mille cierges…

— J’aurais bien aimé, malgré tout, entrer en contact avec Dame Jane. Une histoire tellement stupéfiante. Du pur gothique.

— Dame Jane ?

— Tessier-Ashpool. Sa famille a construit le tore de Zonelibre. Les pionniers de l’orbite haute. Le Script a une vidéo superbe… On dit qu’elle a tué son père. Elle est la dernière de la lignée. L’argent s’est tari depuis des années. Elle a tout vendu, fait découper son domaine de l’extrémité du fuseau pour le transférer sur une autre orbite…

Angie se redressa sur le divan, les genoux serrés, les doigts noués autour. Des filets de sueur coulaient sur ses côtes.

— Tu ne connais pas cette histoire ?

— Non, fit-elle.

— Elle est intéressante en soi, parce qu’elle te montre à quel point ils étaient friands d’obscurité. Ils ont consacré leur fortune à fuir la presse. Tessier, c’était la mère, Ashpool, le père. Ils ont construit Zonelibre quand il n’y avait encore rien de comparable et se sont considérablement enrichis dans la foulée, talonnant sans doute Josef Virek à la mort d’Ashpool. Et bien sûr, dans le même temps, ils sont devenus merveilleusement excentriques, jusqu’à cloner systématiquement leur progéniture…

— Ça paraît… terrifiant. Et tu as vraiment essayé de la trouver ?

— J’ai fait des recherches. Le Script m’a trouvé cette vidéo de Becker et bien sûr son orbite est dans l’annuaire, mais inutile de débarquer là-bas quand on n’est pas invité ! Et puis, voilà que Hilton me contacte et me demande de redescendre me remettre au boulot… Tu ne te sens pas bien ?

— Si… je… Je crois que je vais me changer, passer quelque chose de plus chaud.

Après le dîner, au moment du café, elle s’excusa et leur souhaita bonne nuit.

Porphyre la suivit en bas de l’escalier. Il était resté près d’elle au cours du repas, comme s’il décelait son nouveau malaise. Non, se dit-elle, pas maintenant ; l’avant, le toujours, le maintenant-et-à-jamais étaient là. Toutes ces choses que la drogue avait tenues à distance.

— Faites attention, mam’zelle, dit-il, trop bas pour être entendu des autres.

— Ça va, dit-elle. C’est tous ces gens. Je ne m’y habitue pas encore.

Il resta là à la regarder, éclat des braises mourantes derrière son crâne élégamment modelé, subtilement inhumain, jusqu’à ce qu’elle fasse demi-tour et gravisse les marches.

Elle entendit l’hélicoptère qui venait les chercher une heure plus tard.

— Maison, demanda-t-elle. Je veux voir la vidéo du Script.

Pendant que se déroulait l’écran mural, elle rouvrit la porte de la chambre et resta un moment en haut des marches, pour écouter les bruits de la maison à présent vide : le ressac, le bourdonnement du lave-vaisselle, le vent qui faisait claquer les fenêtres de la terrasse.

Elle se retourna vers l’écran et frissonna en découvrant le visage qui s’y était inscrit : arrêt sur image granuleux, aigrettes des sourcils arquées au-dessus des yeux noirs, pommettes hautes et fragiles, bouche large et décidée. L’image s’agrandit régulièrement, pour plonger dans les ténèbres d’un œil, écran noir puis point blanc qui grossit, s’allonge, devient le fuseau effilé de Zonelibre. Le générique se mit à défiler en allemand.

« Hans Becker, commença la maison, en récitant l’introcritique de la bibliothèque du Réseau, est un vidéaste autrichien dont le trait caractéristique est une interrogation obsessionnelle des domaines rigidement délimités de l’information visuelle. Son approche va du montage classique aux techniques empruntées à l’espionnage industriel, à l’imagerie en espace profond, et à la kino-archéologie. Son étude des images de la famille Tessier-Ashpool, l’Antarctique commence ici, est généralement considérée comme le point culminant de sa carrière. Ce clan industriel d’une timidité pathologique à l’égard des médias, qui opérait totalement isolé depuis son refuge orbital, constituait un défi remarquable pour le vidéaste. »

Le blanc du fuseau emplit tout l’écran tandis que le générique achevait de défiler. Une image s’incrusta au milieu, la photo d’une jeune femme vêtue d’habits amples et sombres, sur un arrière-plan indistinct, MARIE-FRANCE TESSIER, MAROC.

Ce n’était pas le visage de la séquence d’ouverture, le visage au souvenir envahissant, pourtant il semblait en contenir la promesse, comme si l’image larvaire résidait sous la surface.

La bande-son tissait ses filaments atonaux entre des strates de parasites et de voix indistinctes tandis que l’image de Marie-France était remplacée par le portrait officiel monochrome d’un jeune homme en col cassé amidonné. C’était un visage élégant, agréablement proportionné, mais très dur, avec dans les yeux comme un ennui infini, JOHN HARNESS ASHPOOL, OXFORD.

Oui, songea-t-elle, et je vous ai rencontré bien des fois. Je connais votre histoire, même si je n’ai pas le droit d’y toucher. Mais j’ai vraiment l’impression que vous ne me plaisez pas du tout, pas vrai, monsieur Ashpool ?

13. PASSERELLE

La passerelle gémissait et se balançait. La civière était trop large pour passer entre les rambardes, ce qui les obligeait à la soulever à hauteur de poitrine en marchant à petits pas, Gentry en tête, ses mains gantées enserrant la litière, de part et d’autre des pieds du dormeur. La Ruse avait hérité de l’extrémité la plus lourde, la tête, avec les batteries et tout le matériel ; il sentait Cherry le talonner. Il avait envie de lui dire de faire demi-tour, qu’ils n’avaient pas besoin qu’elle alourdisse la passerelle, mais quelque chose l’en empêchait.

Donner à Gentry le sachet de drogues de Kid Afrika avait été une erreur. Il ignorait la composition du timbre que s’était appliqué Gentry ; il ignorait ce que Gentry avait déjà dans le sang pour commencer. Toujours est-il que celui-ci avait complètement disjoncté et qu’ils se retrouvaient maintenant sur cette putain de passerelle, à vingt mètres au-dessus du sol bétonné de la Fabrique, et la Ruse était à deux doigts de pleurer de frustration, de hurler ; il avait envie de casser quelque chose, n’importe quoi, mais il ne pouvait pas lâcher le brancard.

Et ce sourire de Gentry, éclairé par la lueur des biomoniteurs scotchés au pied de la civière, tandis qu’ils continuaient de progresser à reculons sur la passerelle…

— Ô mon Dieu ! dit Cherry, d’une voix de petite fille, c’est vraiment complètement tordu…

Gentry donna une brusque secousse impatiente et la Ruse faillit lâcher prise.

— Gentry, dit la Ruse, je crois que tu ferais mieux d’y réfléchir à deux fois.

Gentry avait ôté ses gants. Il tenait dans chaque main une paire de barrettes de connexion optique et la Ruse voyait trembler les pointes de touche.

— Je veux dire, Kid Afrika est un gros morceau, Gentry. Tu sais pas à qui tu t’attaques.