Ce n’était pas à proprement parler exact, la Ruse savait que le Kid était trop malin pour goûter un acte de vengeance. Mais à qui diable Gentry risquait-il malgré tout de s’attaquer ?
— Je ne m’attaque à rien du tout, dit Gentry en s’approchant de la civière avec ses instruments.
— Écoute, mec, dit Cherry, si tu interromps ses entrées, tu risques de le tuer ; ça va faire sauter son système nerveux autonome. (Elle s’adressa à la Ruse.) Pourquoi que tu l’arrêtes pas, toi ? Pourquoi que tu lui bottes pas le cul ?
L’interpellé se frotta les yeux.
— Parce que… je sais pas. Parce qu’il est… Écoute, Gentry, elle dit que ça risque de le tuer, ce pauvre bougre, si t’essaies de te brancher dessus. T’as entendu ?
— LF, répondit Gentry. Moi, c’est tout ce que j’ai entendu.
Il coinça les barrettes entre ses dents et se mit, d’une main, à faire jouer l’une des connexions de la plaque anonyme au-dessus de la tête du dormeur. Ses mains ne tremblaient plus.
— Merde, dit Cherry et elle se mordilla une phalange.
La connexion céda. De l’autre main, Gentry inséra le cavalier et se mit à fixer le câble. Son sourire s’élargit autour de l’autre barrette.
— Oh et puis merde, reprit Cherry. Moi, j’me tire, mais elle ne bougea pas d’un pouce.
L’homme étendu sur la civière grogna, une fois, doucement. Le bruit donna la chair de poule à la Ruse.
La seconde connexion céda. Gentry inséra l’autre cavalier et refit le raccord.
Cherry s’approcha rapidement du pied de la civière, s’agenouilla pour lire les cadrans.
— Il l’a senti, dit-elle en levant les yeux vers Gentry, mais les graphes ont l’air normaux…
Gentry se retourna vers ses consoles. La Ruse le regarda brancher ses barrettes de connexion. Il se dit que peut-être ça allait marcher ; Gentry craquerait sous peu et il faudrait qu’ils laissent la civière ici, jusqu’à ce qu’il puisse mettre la main sur Petit Oiseau pour les aider à la redescendre par la passerelle. Seulement Gentry était tellement cinglé qu’il essaierait sans doute de récupérer les drogues, une partie du moins.
— Je suis bien obligé de croire que tout cela était prédéterminé, disait Gentry. Préfiguré par la forme même de mon travail antérieur. Je n’irais pas jusqu’à prétendre comprendre comment c’est possible, mais notre rôle n’est pas de nous interroger là-dessus, n’est-ce pas, Henry la Ruse ? (Il tapa une séquence sur l’un de ses claviers.) As-tu déjà envisagé le rapport entre la paranoïa clinique et les phénomènes de conversion religieuse ?
— Qu’est-ce qu’il raconte ? demanda Cherry.
La Ruse hocha tristement la tête. S’il disait quoi que ce soit, ça ne ferait qu’encourager Gentry dans sa folie. Ce dernier se dirigeait maintenant vers le grand moniteur, la table de projection.
— Il existe des mondes à l’intérieur des mondes, dit-il. Le macrocosme, le microcosme. Nous avons franchi ce soir un pont en emportant un univers entier, et ce qui est au-dessus est identique à ce qui est en dessous… C’était évident, bien sûr, de telles choses devaient exister, mais je n’aurais jamais osé espérer… (Il leur jeta un regard timide, par-dessus son épaule couverte de perles noires.) Et maintenant, nous allons voir la forme de l’univers en réduction dans lequel voyage notre hôte. Et dans cette forme, Henry l’Astuce, je vais voir…
Il pressa l’interrupteur au bord de la table holographique. Et poussa un hurlement.
14. JOUETS
— Voilà une chose adorable, dit Pétale en effleurant un cube en bois de rose gros comme la tête de Kumiko. La Bataille d’Angleterre.
Une aura lumineuse chatoyait au-dessus et lorsque Kumiko se pencha, elle vit que de minuscules avions faisaient des boucles et plongeaient au ralenti au-dessus de la tache grise dans une boîte de Pétri qui représentait Londres.
— Ils l’ont élaborée à partir de films de guerre, expliqua-t-il. De viseurs vidéo.
Elle lorgna les éclairs presque microscopiques des batteries antiaériennes entourant l’estuaire de la Tamise.
— L’ont fait pour le centenaire.
Ils étaient dans la salle de billard de Swain, au fond du rez-de-chaussée du seize. Il régnait une vague odeur de moisi, réminiscence de senteurs de bistrot. La propreté générale du domicile de Swain était ici tempérée par un élégant délabrement : il y avait des fauteuils couverts de cuir éraflé, de lourds meubles de bois sombre, le tapis vert mat des tables de billard… Les rayonnages en acier noir surchargés de matériel de jeu avaient conduit Pétale, traînant les pieds dans ses pantoufles en moleskine à brides élastiques, à l’amener ici avant le thé pour lui faire une démonstration des divers jouets disponibles.
— Quelle guerre était-ce ? demanda Kumiko.
— L’avant-dernière, dit-il en s’approchant d’un coffret similaire, mais plus grand, qui présentait les hologrammes de deux boxeuses thaïlandaises.
La plante de pied calleuse de l’une d’elles frappa le ventre mince et brun de son adversaire, tendu pour encaisser le coup. Pétale toucha un bouton et les projections s’évanouirent.
Kumiko reporta son attention sur la Bataille d’Angleterre et ses moucherons en flammes.
— Il y a là toutes sortes de fiches sportives, dit Pétale en ouvrant une mallette en cuir dont les compartiments contenaient des centaines d’enregistrements analogues.
Il lui fit la démonstration d’une demi-douzaine d’autres appareils, puis gratta ses cheveux en brosse tout en cherchant une chaîne d’informations japonaise. Il finit par la trouver mais ne réussit pas à couper le programme de traduction automatique. Il regarda avec elle un groupe de cadres d’Ono-Sendaï en stage de formation s’effacer lors d’une émouvante cérémonie de remise de diplômes.
— Allons bon, qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il.
— Ils montrent leur fidélité à leur zaibatsu.
— Exact, fit-il. (Il balaya le récepteur vidéo d’un coup de plumeau.) C’est bientôt l’heure du thé.
Il quitta la pièce. Kumiko coupa le son. Sally Shears avait été absente au petit déjeuner, de même que Swain.
De lourds voilages vert mousse dissimulaient un autre groupe de hautes fenêtres donnant sur le même jardin. Elle contempla, dehors, un cadran solaire gansé de neige, puis laissa retomber le rideau. (Le mur-écran silencieux projetait les images d’un accident à Tokyo, sauveteurs en combinaisons désincarcérant des victimes inertes d’un amas d’acier défoncé.) Un bahut victorien à l’imposant fronton se dressait contre le mur opposé, sur des pieds gonflés comme des ananas. La serrure, ornée d’un losange encastré en ivoire jaune, était vide, et lorsqu’elle essaya les portes, celles-ci s’ouvrirent en exhalant une odeur chimique de vieille encaustique. Elle fixa le mandala noir et blanc au fond de la vitrine jusqu’à ce qu’il révèle sa nature véritable : une cible à fléchettes. Le bois verni, derrière, était marqué de trous et d’esquilles ; elle en conclut que certains joueurs étaient bien maladroits. La partie inférieure du meuble possédait plusieurs tiroirs, chacun muni d’une petite poignée en laiton et d’un minuscule trou de serrure bordé d’ivoire. Elle s’agenouilla devant, se retourna pour jeter un coup d’œil à la porte (le mur-écran montrait les lèvres d’une chanteuse de cabaret de Shinjuku) et ouvrit le plus silencieusement possible le tiroir supérieur droit. Il était rempli de fléchettes, en vrac ou bien rangées dans leur étui de cuir. Elle referma le tiroir et passa à celui de gauche. Un cadavre de papillon et une vis rouillée. Sous ces deux premiers, un autre prenait toute la largeur du meuble ; quand elle l’ouvrit, il se bloqua avec un craquement. Elle se retourna de nouveau (image d’archives du sigle de la Fuji Electrics illuminant la baie de Tokyo) mais il n’y avait aucune trace de Pétale.