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Alors, elle regagna le séjour et enfila sa robe parce qu’il faisait froid. Elle s’assit sur le divan argent. Le paravent rouge teintait de rose le gris de la verrière, à mesure que venait le jour. Elle se demanda combien pouvait coûter ce genre d’appartement.

Maintenant qu’elle ne l’avait plus sous les yeux, elle avait du mal à se rappeler à quoi il ressemblait. Enfin, se dit-elle, lui, il n’aura pas de mal à se souvenir de moi, mais cette idée lui donna l’impression d’avoir été frappée, blessée, malmenée, l’impression qu’il aurait mieux valu pour elle rester a l’hôtel et se stimer Angie.

La lumière gris-rose envahissait la pièce, s’y accumulait, commençait à se figer dans les angles. Quelque chose ici lui rappelait Lanette et ses récits de surdose. Parfois, des gens faisaient une surdose chez les autres, et le plus simple était encore de les balancer par la fenêtre, de sorte que les flics ne pouvaient pas savoir d’où ils venaient.

Mais elle n’allait pas se mettre à penser à ça ; elle se rendit dans la cuisine, ouvrit le frigo et les placards. Il y avait un sachet de café en grains au congélateur, mais le wiz plus le café vous flanquaient la tremblote. Il y avait tout un tas de petits sachets avec des étiquettes en japonais, des trucs lyophilisés. Elle trouva une boite de thé en sachets et décapsula une des bouteilles d’eau du frigo. Elle en versa un peu dans une casserole et tripota les boutons de la plaque chauffante jusqu’à ce qu’elle réussisse à l’allumer. Les éléments étaient des cercles blancs imprimés sur la paillasse noire ; on posait le récipient au milieu d’un cercle et l’on effleurait un point rouge imprimé juste à côté. Quand l’eau frémit, elle y jeta un des sachets de thé et retira la casserole de la plaque.

Elle se pencha au-dessus, inhalant la vapeur parfumée aux herbes.

Elle n’oubliait jamais la tête d’Eddy quand il était absent. Peut-être que c’était un pas-grand-chose mais malgré tout, il était bien là. On avait besoin de garder avec soi un visage qui ne change pas. Mais penser à Eddy en ce moment n’était peut-être pas non plus une bonne idée. Très bientôt, la redescente allait arriver, et avant que ça se produise, il allait falloir qu’elle trouve le moyen de regagner l’hôtel, mais soudain voilà que tout lui semblait compliqué, trop de choses à faire, d’aspects à envisager et voilà, c’était ça la redescente, quand il fallait commencer à se préoccuper du train-train quotidien.

Elle n’avait toutefois pas l’impression que Prior laisserait Eddy la frapper, parce que ce qu’il cherchait était en rapport avec son physique. Elle se retourna pour prendre une tasse.

Prior était là, en manteau noir. Elle entendit sa gorge émettre toute seule un drôle de petit bruit.

Elle avait déjà eu des visions, en redescendant du wiz ; si vous les fixiez avec attention, elles s’en allaient. Elle essaya avec Prior mais ce fut peine perdue.

Il était toujours là, une espèce de revolver en plastique à la main, il ne la visait pas, il tenait l’arme, simplement. Il portait des gants comme ceux qu’avait mis Gerald pour l’examiner. Il ne semblait pas furieux mais pour une fois, il ne souriait pas. Durant un long moment, il resta sans rien dire et Mona ne dit rien non plus.

— Qui est ici ? (Comme on demanderait lors d’une soirée.)

— Michael.

— Où ça ?

Elle indiqua la zone de repos.

— Prenez vos chaussures.

Elle passa devant lui, sortit de la cuisine, se pencha machinalement pour récupérer son slip sur le tapis. Ses chaussures étaient près du divan.

Il la suivit et la regarda les enfiler. Il tenait toujours son arme à la main. De l’autre, il prit le blouson de cuir de Michael posé sur le dossier du divan et le lui lança.

— Passez-le, lui dit-il.

Elle obtempéra et fourra son slip dans une des poches. Il ramassa l’imper blanc déchiré, en fit une boule, le glissa dans la poche de son manteau.

Michael ronflait. Peut-être qu’il se réveillerait tôt et se repasserait toute la scène. Avec le matériel qu’il avait, il n’avait pas vraiment besoin de compagnie.

Dans le couloir, elle regarda Prior reverrouiller la porte à l’aide d’un boîtier gris. L’arme avait disparu sans qu’elle l’ait vu la ranger. Le boîtier avait un bout de flexible rouge qui en dépassait et se terminait par une clé magnétique d’allure banale.

En bas, il faisait froid. Il la conduisit jusqu’au bout de la rue et ouvrit la porte d’un petit triroue blanc. Elle entra. Il monta côté conducteur et retira ses gants. Il démarra ; elle regarda un nuage qui fuyait, reflété sur le flanc de cuivre poli d’une tour de bureaux.

— Il va me prendre pour une voleuse, dit-elle en contemplant le blouson.

Puis le wiz abattit sa dernière carte, cascade de neurones à travers ses synapses : Cleveland sous la pluie et cette sensation agréable qu’elle avait éprouvée un jour, en marchant.

Couleur argent.

16. FILAMENT EN STRATES

— Je suis ton public idéal, Hans (alors que l’enregistrement passait pour la seconde fois). Comment pourrais-tu avoir une spectatrice plus attentive ? Et tu l’as bel et bien saisi, Hans : je le sais, parce que je rêve ses souvenirs. J’apprécie à quel point tu t’en es approché.

« Oui, tu as su les capturer : la fuite vers l’extérieur, l’édification des murs, la longue spirale intérieure. Leur thème, c’étaient les murs, n’est-ce pas ? Le labyrinthe du sang, de la famille. Le labyrinthe suspendu face au vide, proclamant : Nous sommes en deçà ; au-delà c’est l’autre ; c’est ici qu’à jamais sera notre demeure. Et les ténèbres étaient là-bas depuis le commencement… Tu les retrouvais sans cesse dans les yeux de Marie-France, épinglées dans un lent zoom sur les orbites obscures du crâne. Très tôt, elle avait cessé d’accorder l’autorisation d’enregistrer son image. Il te fallait travailler avec ce dont tu disposais : tu devais recadrer son image, la faire pivoter à travers des plans d’ombre et de lumière, générer des modèles, cartographier son crâne en trames de néon. Tu as du recourir à des programmes spéciaux pour vieillir son image en concordance avec des modèles statistiques, à des dispositifs d’animation pour donner vie à ta Marie-France d’âge mûr. Tu réduisis son image à un nombre de points immense mais fini, puis tu les brassas, en laissas émerger des formes nouvelles, choisis celle qui semblait le mieux te parler… Avant de passer aux autres, à Ashpool et à la fille dont le visage encadre ton œuvre, image initiale et finale.

La seconde projection concrétisa pour elle leur histoire, lui permit d’insérer les fragments de Becker dans une chronologie qui débutait par le mariage de Tessier et d’Ashpool, une union fort commentée, à l’époque, dans le milieu de la finance. Chaque époux était l’héritier d’un empire alors plus que modeste, Tessier, d’une fortune familiale bâtie sur neuf brevets fondamentaux en biochimie appliquée, et Ashpool, d’un gros bureau d’ingénierie, installé à Melbourne, qui portait le nom de son père. Pour les journalistes, ce mariage était envisagé comme une fusion, même si la majorité d’entre eux jugeaient bancale l’entité résultante, la considéraient comme une chimère à deux têtes par trop dissemblables.

Mais enfin, sur les photos d’Ashpool, on pouvait voir se dissiper l’ennui, remplacé par une totale assurance. L’effet n’avait rien de flatteur, à vrai dire, il était même terrifiant : le visage dur et beau se montrait désormais impitoyable dans son intensité.