Выбрать главу

— Ouais… Comment t’as su ?

— Tu me l’as dit. Hier soir. Tu m’as dit que le stress pouvait provoquer un retour arrière. Et c’est ce qui s’est produit. Cette chose s’est dirigée vers ton pote, tu as bondi vers l’interrupteur, éteint la table. Il a basculé, s’est tailladé le cuir chevelu. J’étais en train de le soigner quand j’ai remarqué que t’étais tout drôle, tu n’avais plus que des souvenirs par tranches de cinq minutes consécutives à peu près. Ça se produit parfois lors d’états de choc, de traumatismes…

— Où est-il ? Gentry ?

— Au lit, là-haut dans sa piaule, bourré de neuroleptiques. Vu son état, je me suis dit qu’une journée de sommeil ne lui ferait pas de mal. En tout cas, ça l’enlève déjà de nos pattes pour un bout de temps.

La Ruse ferma les yeux et vit à nouveau la chose grise, la chose qui s’était ruée sur Gentry. Elle avait plus ou moins forme humaine, ou plutôt, c’était comme un singe. Rien d’analogue aux formes contournées qu’avec son matériel Gentry générait dans sa quête de la Forme.

— Je crois que le courant est coupé, dit Cherry. La lumière s’est éteinte il y a environ six heures.

Il rouvrit les yeux. Le froid. Gentry n’avait pas touché à la console. Il grogna.

Il laissa Cherry faire du café sur le réchaud à butane et partit à la recherche de Petit Oiseau. Il le trouva grâce à l’odeur de fumée. Le garçon avait fait du feu dans un bidon de tôle avant de s’endormir, lové autour comme un chien.

— Eh, dit la Ruse, en le poussant de la pointe de sa botte. Debout. On a des problèmes.

— Ce putain de courant est coupé, grommela-t-il en s’asseyant, enfoui dans son sac de couchage en nylon graisseux maculé, de la teinte exacte du sol de la Fabrique.

— J’ai remarqué. Ça, c’est le problème numéro un. Le numéro deux, c’est qu’on a besoin d’un camion, d’un glisseur ou n’importe quoi. Faut qu’on trimballe ce mec ailleurs. Ça va pas du tout avec Gentry.

— Mais Gentry est le seul qui puisse réparer l’électricité.

Petit Oiseau se leva en frissonnant.

— Gentry roupille. Qui peut nous prêter un camion ?

— La bande de Marvie, dit Petit Oiseau, avant d’être pris d’une quinte de toux.

— Alors prends la meule à Gentry et ramène le bahut. Fissa.

Petit Oiseau reprit son souffle.

— Sans déc’ ?

— Tu sais la piloter, non ?

— Ouais, mais Gentry, y va…

— Je m’en charge. Tu sais où il planque le double des clés ?

— Euh, ouais, dit timidement Petit Oiseau. (Puis il hasarda :) Dis donc, et si Marvie et les aut’ veulent pas me donner ce camion ?

— File-leur ça, dit la Ruse en sortant de sa poche le sac bourré de drogue que Cherry avait récupéré sur Gentry. Et file-leur tout, pigé ? Pasque j’aurai d’autres services à leur demander plus tard.

Le bruiteur de Cherry retentit alors qu’ils buvaient leur café dans la chambre de la Ruse, blottis l’un contre l’autre au bord du lit. Il lui avait dit tout ce qu’il savait de la Korsakov et, contrairement à ce qu’il croyait, en fait peu de chose. Il lui parla de ses précédents retour-arrière, puis essaya de lui expliquer comment le système fonctionnait en taule. Le truc, c’était que vous gardiez vos souvenirs à long terme jusqu’au moment où ils vous soumettaient au traitement. De sorte qu’ils pouvaient vous entraîner à accomplir une tâche quelconque avant le début de votre peine sans que vous risquiez de l’oublier. En gros, vous faisiez un travail de robot. On l’avait ainsi formé à monter des trains d’engrenages miniatures en moins de cinq minutes.

— Rien d’autre ?

— Non, juste ces engrenages.

— Non, je veux parler de trucs genre blocage mental.

Il la regarda. Sa blessure à la lèvre était presque cicatrisée.

— S’ils le font, ils ne vous le disent pas.

C’est à ce moment que le bruiteur s’était déclenché dans l’une de ses poches de blouson.

— Y a un problème, dit-elle en se levant à toute vitesse.

Ils trouvèrent Gentry agenouillé près de la civière, quelque chose de noir entre les mains. Cherry lui arracha l’objet avant qu’il ait pu faire un geste. Il resta planté sur place plissant les paupières.

— Toi, t’en faut une sacrée dose pour t’endormir, mon vieux.

Elle tendit l’objet à la Ruse. Une caméra rétinienne.

— Il faut qu’on découvre qui c’est, dit Gentry, d’une voix rendue pâteuse par les calmants qu’elle lui avait administrés.

La Ruse sentit que la folie dangereuse de Gentry avait cédé du terrain.

— Merde, on sait même pas si ce sont les mêmes yeux qu’il avait l’an dernier, observa Cherry.

Gentry caressa le pansement à sa tempe.

— Vous l’avez vu, vous aussi, n’est-ce pas ?

— Ouais, dit Cherry. Avant qu’il éteigne.

— C’est le choc, expliqua Gentry. J’aurais jamais imaginé… il n’y avait pas de réel danger. Je n’étais pas prêt…

— Vous étiez complètement jeté, oui, dit Cherry.

Gentry se releva, mal assuré.

— Il va partir, dit la Ruse. J’ai envoyé l’Oiseau emprunter un camion. J’aime pas du tout ces conneries.

Cherry le fixa :

— Partir où ? Faut que je l’accompagne. C’est mon boulot.

— Je connais un endroit, mentit la Ruse. Le courant est coupé, Gentry.

— Pas question de l’emmener n’importe où, observa Gentry.

— Mon cul, oui.

— Non. (Gentry oscilla légèrement.) Il reste ici. Les prises de test sont en place. Je ne veux plus le déranger. Cherry peut rester.

— Alors, Gentry, va falloir que tu t’expliques sur certains trucs qui se passent ici, dit la Ruse.

— Pour commencer, fit Gentry en indiquant l’objet au-dessus de la tête du Comte, ce machin-là n’est pas un « LF » ; c’est un aleph.

19. SOUS LE BISTOURI

L’hôtel, à nouveau. Marche funèbre de la redescente du wiz, Prior en tête qui la conduit dans le hall, les touristes japonais déjà debout, agglutinés autour des guides à l’air las. Et un pied, un autre pied, un pied après l’autre, la tête si lourde maintenant, comme si quelqu’un lui avait perforé un trou au sommet du crâne pour y verser une demi-livre de plomb fondu, et ses dents, comme si elles appartenaient à quelqu’un d’autre, trop grosses ; elle se sentait lourde, si lourde. Elle s’affala contre la paroi de l’ascenseur.

— Où est Eddy ?

— Eddy est parti, Mona.

Elle ouvrit grands les yeux ; elle le regarda et vit que son sourire était revenu, le salaud.

— Quoi ?

— Eddy s’est fait racheter. À titre de dédommagement. Il est en route pour Macau, avec un crédit ouvert. Il a joué un joli petit coup.

— De dédommagement ?

— Pour son investissement. Sur vous. Pour son temps.

— Son temps ?

Les portes s’ouvrirent en coulissant, sur un corridor couvert de moquette bleue. Quelque chose traversa son esprit, un souvenir glacial : Eddy détestait jouer.

— Désormais, vous travaillez pour nous, Mona. Nous préférerions que vous n’alliez pas de nouveau divaguer…

Et pourtant, songea-t-elle, vous m’avez bien laissée faire. Et vous saviez parfaitement où me trouver.

Eddy est parti…

Elle ne se souvenait pas de s’être endormie. Elle portait encore sa robe, et le blouson de Michael entourait ses épaules comme une couverture. Sans avoir à bouger la tête, elle pouvait apercevoir le flanc de la montagne à l’angle de l’immeuble, mais le bélier n’était plus là.