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– Il nous donnait des berlingots, dit mademoiselle Bergeret.

– Il ne disait rien que de sage, d'élégant et de beau, reprit M. Bergeret, et cela nous faisait peur. La raison est ce qui effraye le plus chez un fou.

– Le dimanche soir, dit mademoiselle Bergeret, le salon était à nous.

– Oui, répondit M. Bergeret. C'est là, qu'après dîner, on jouait aux petits jeux. On faisait des bouquets et des portraits, et maman tirait les gages. O candeur! simplicité passée, ô plaisirs ingénus! ô charme des moeurs antiques! Et l'on jouait des charades. Nous vidions tes armoires, Zoé, pour nous faire des costumes.

– Un jour, vous avez décroché les rideaux blancs de mon lit.

– C'était pour faire les robes des druides, Zoé, dans la scène du gui. Le mot était guimauve. Nous excellions dans la charade. Et quel bon spectateur faisait notre père! Il n'écoutait pas, mais il souriait. Je crois que j'aurais très bien joué. Mais les grands m'étouffaient. Ils voulaient toujours parler.

– Ne te fais pas d'illusions, Lucien. Tu étais incapable de tenir ton rôle dans une charade. Tu n'as pas de présence d'esprit. Je suis la première à te reconnaître de l'intelligence et du talent. Mais tu n'es pas improvisateur. Et il ne faut pas te tirer de tes livres et de tes papiers.

– Je me rends justice, Zoé, et je sais que je n'ai pas d'éloquence. Mais quand Jules Guinaut et l'oncle Maurice jouaient avec nous, on ne pouvait pas placer un mot.

– Jules Guinaut avait un vrai talent comique, dit mademoiselle Bergeret, et une verve intarissable.

– Il étudiait alors la médecine, dit M. Bergeret. C'était un joli garçon.

– On le disait.

– Il me semble qu'il t'aimait bien.

– Je ne crois pas.

– Il s'occupait de toi.

– C'est autre chose.

– Et puis tout d'un coup il a disparu.

– Oui.

– Et tu ne sais pas ce qu'il est devenu?

– Non… Allons-nous-en, Lucien.

– Allons-nous-en, Zoé. Ici, nous sommes la proie des ombres.

Et le frère et la soeur, sans tourner la tête, franchirent le seuil du vieil appartement de leur enfance. Ils descendirent en silence l'escalier de pierre. Et quand ils se retrouvèrent dans la rue des Grands-Augustins parmi les fiacres, les camions, les ménagères et les artisans, ils furent étourdis par les bruits et les mouvements de la vie, comme au sortir d'une longue solitude.

V

M. Panneton de La Barge avait des yeux à fleur de tête et une âme à fleur de peau. Et, comme sa peau était luisante, on lui voyait une âme grasse. Il faisait paraître en toute sa personne de l'orgueil avec de la rondeur et une fierté qui semblait ne pas craindre d'être importune. M. Bergeret soupçonna que cet homme venait lui demander un service.

Ils s'étaient connus en province. Le professeur voyait souvent dans ses promenades, au bord de la lente rivière, sur un vert coteau, les toits d'ardoise fine du château qu'habitait M. de La Barge avec sa famille. Il voyait moins souvent M. de La Barge, qui fréquentait la noblesse de la contrée, sans être lui-même assez noble pour se permettre de recevoir les petites gens. Il ne connaissait M. Bergeret, en province, qu'aux jours critiques où l'un de ses fils avait un examen à passer. Cette fois, à Paris, il voulait être aimable et il y faisait effort:

– Cher monsieur Bergeret, je tiens tout d'abord à vous féliciter…

– N'en faites rien, je vous prie, répondit M. Bergeret avec un petit geste de refus, que M. de La Barge eut grand tort de croire inspiré par la modestie.

– Je vous demande pardon, monsieur Bergeret, une chaire à la Sorbonne c'est une position très enviée… et qui convient à votre mérite.

– Comment va votre fils Adhémar? demanda M. Bergeret, qui se rappelait ce nom comme celui d'un candidat au baccalauréat qui avait intéressé à sa faiblesse toutes les puissances de la société civile, ecclésiastique et militaire.

– Adhémar! Il va bien. Il va très bien. Il fait un peu la fête. Qu'est-ce que vous voulez? Il n'a rien à faire. Dans un certain sens, il vaudrait mieux qu'il eût une occupation. Mais il est bien jeune. Il a le temps. Il tient de moi: il deviendra sérieux quand il aura trouvé sa voie.

– Est-ce qu'il n'a pas un peu manifesté à Auteuil? demanda M. Bergeret avec douceur.

– Pour l'armée, pour l'armée, répondit M. Panneton de La Barge. Et je vous avoue que je n'ai pas eu le courage de l'en blâmer. Que voulez-vous? Je tiens à l'armée par mon beau-père, le général, par mes beaux-frères, par mon cousin le commandant… Il était bien modeste de ne pas nommer son père Panneton, l'aîné des frères Panneton, qui tenait aussi à l'armée par les fournitures, et qui, pour avoir livré aux mobiles de l'armée de l'Est, qui marchaient dans la neige, des souliers à semelle de carton, avait été condamné en 1872, en police correctionnelle, à une peine légère avec des considérants accablants, et était mort, dix ans après, dans son château de La Barge, riche et honoré.

– J'ai été élevé dans le culte de l'armée, poursuivit M. Panneton de La Barge. Tout enfant, j'avais la religion de l'uniforme. C'était une tradition de famille. Je ne m'en cache pas, je suis un homme de l'ancien régime. C'est plus fort que moi, c'est dans le sang. Je suis monarchiste et autoritaire de tempérament. Je suis royaliste. Or, l'armée, c'est tout ce qui nous reste de la monarchie, C'est tout ce qui subsiste d'un passé glorieux. Elle nous console du présent et nous fait espérer en l'avenir.

M. Bergeret aurait pu faire quelques observations d'ordre historique; mais il ne les fit pas, et M. Panneton de La Barge conclut:

– Voilà pourquoi je tiens pour criminels ceux qui attaquent l'armée, pour insensés ceux qui oseraient y toucher.

– Napoléon, répondit le professeur, pour louer une pièce de Luce de Lancival, disait que c'était une tragédie de quartier général. Je puis me permettre de dire que vous avez une philosophie d'état-major. Mais puisque nous vivons sous le régime de la liberté, il serait peut-être bon d'en prendre les moeurs. Quand on vit avec des hommes qui ont l'usage de la parole, il faut s'habituer à tout entendre. N'espérez pas qu'en France aucun sujet désormais soit soustrait à la discussion. Considérez aussi, que l'armée n'est pas immuable; il n'y a rien d'immuable au monde. Les institutions ne subsistent qu'en se modifiant sans cesse. L'armée a subi de telles transformations dans le cours de son existence, qu'il est probable qu'elle changera encore beaucoup à l'avenir, et il est croyable que, dans vingt ans, elle sera tout autre chose que ce qu'elle est aujourd'hui.

– J'aime mieux vous le dire tout de suite, répliqua M. Panneton de La Barge. Quand il s'agit de l'armée, je ne veux rien entendre. Je le répète, il n'y faut pas toucher. C'est la hache. Ne touchez pas à la hache. A la dernière session du Conseil général que j'ai l'honneur de présider, la minorité radicale-socialiste émit un voeu en faveur du service de deux ans. Je me suis élevé contre ce voeu antipatriotique. Je n'ai pas eu de peine à démontrer que le service de deux ans, ce serait la fin de l'armée. On ne fait pas un fantassin en deux ans. Encore moins un cavalier. Ceux qui réclament le service de deux ans, vous les appelez des réformateurs, peut-être; moi, je les appelle des démolisseurs. Et il en est de toutes les réformes qu'on propose comme de celle-là.

Ce sont des machines dressées contre l'armée. Si les socialistes avouaient qu'ils veulent la remplacer par une vaste garde nationale, ce serait plus franc.

– Les socialistes, répondit M. Bergeret, contraires à toute entreprise de conquêtes territoriales, proposent d'organiser les milices uniquement en vue de la défense du sol. Ils ne le cachent pas; ils le publient. Et ces idées valent bien, peut-être, qu'on les examine. N'ayez pas peur qu'elles soient trop vite réalisées. Tous les progrès sont incertains et lents, et suivis le plus souvent de mouvements rétrogrades. La marche vers un meilleur ordre de choses est indécise et confuse. Les forces innombrables et profondes, qui rattachent l'homme au passé, lui en font chérir les erreurs, les superstitions, les préjugés et les barbaries, comme des gages précieux de sa sécurité. Toute nouveauté bienfaisante l'effraye. Il est imitateur par prudence, et il n'ose pas sortir de l'abri chancelant qui a protégé ses pères et qui va s'écrouler sur lui.