Il paraît aussi emmerdé qu’un qui a bu trop de vin nouveau et qui a cru pouvoir faire un pet en douce.
— Tu voyages pour quelle maison, déjà ? lui questionné-je, toujours souriant.
— Mais je te connais pas, bafouille l’excellent garçon.
— Tiens, au fait, moi non plus, dis-je en portant la main à sa poche revolver.
Au moment où je chope son larfouillet, il a une réaction pour m’en empêcher, seulement moi, mine d’à peine, je lui flanque une remontée du genou dans les couilles, juste comme ça, tchlaoff ! pour dire. Pas méchant, le genre avertissement sans frais. Il exhale une exclamation. Je pique son porte-brèmes, en cuir rouge, un peu fatigué, avec des motifs d’or effacés. Il veut me l’arracher des pattounes, mais le portefeuille est déjà dans mon dos et mon occiput déjà dans ses dents « retchlaoff ! », style « sois sage avant que je te fasse les gros yeux pour de bon ».
Il porte sa main en conque devant sa bouche fissurée, comme un qu’a des spasmes dégueulatoires.
Je matouze le contenu de son joli « must » des souks. Le quidam se nomme Kirâz Gratys, sujet syrien, né à Damas, âgé de trente-quatre balais, profession : importateur d’huile de koude.
— Tu fais partie de l’équipe qui a voulu dessouder l’émir Kohnar, je suppose ?
— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, chuinte le gars avec ses lèvres gercées par mon cuir chevelu.
Sans un mot, je lui rends son bien puis, me baissant presto, je laisse dégouliner mes deux pognes le long de ses jambes. Au mollet droit, il y a un renflement caractéristique. Soulevant le bas de son futal, je mets à jour un pistolet à silencieux long de vingt-cinq centimètres. L’empoche.
Puis, confidentiel :
— Ecoute, brin d’homme, je vais être magnanime et te laisser filocher, mais que ça soit un adieu définitif, sinon je te décharge le contenu de ta seringue dans l’armoire à couscous. Tu ne trouves pas que ma gentillesse dépasse les bornes ? Autre chose : précise à tes potes que je n’ai pas partie liée avec l’émir, je me trouvais avec lui uniquement pour lui demander un renseignement à propos d’une vieille affaire. D’ac ? Allez, ciao !
Nous nous séparons sans ajouter des mots superflus à une scène dont la concision est un chef-d’œuvre d’éloquence.
Mlle Suzette Lasemainede est une personne qui ressemble à une secrétaire comme le prince Charles ressemble à un déménageur de pianos. Elle est belle, froide, hautaine, avec un regard qui survole sans s’arrêter, et élégante au point que son traitement ne suffit pas à payer ses godasses.
Le Vieux réapparaît, la tenant à l’épaule, avec cette fierté indicible des vieux crabes sortant une jeune femme bien roulée.
Présentations. La fille s’abstient de me tendre la main, ce qui m’évite de la lui serrer. On grimpe dans un landau traîné par un bourrin enrubanné, fouette cocher ! Nach restaurant El Semoul.
En cours de route, nous parlons peu. La donzelle regarde défiler la ville, le Vieux regarde défiler les loloches de la demoiselle devant la ville, et moi je regarde les choses en face, ce qui me fait un peu loucher.
Le restau est en étage, bien mauresque à souhait. Personnel nippé folklo. Ça sent bon et je me refais un moral.
— Vous êtes venu pour moi ? demandé-je à Achille.
— En effet, mon cher. En haut lieu on a décidé de frapper un grand coup.
— C’est-à-dire ?
— Je prends les choses en main.
— C’est-à-dire ?
— J’assume l’enquête totalement.
Je suis habitué aux foucades de l’Emplâtré, aussi ne me dépars-je point de ma sérénité.
— Je suis donc démis de cette mission ?
— Du tout, vous êtes sous mes ordres, voilà tout, comme au bon vieux temps. Voyez-vous, San-Antonio, chez nous autres communistes, ce qui fait notre efficacité c’est notre promptitude à trancher dans le vif.
— Et qu’allez-vous trancher, en l’occurrence, patron ?
— La question.
Pour sibylline qu’elle soit, la réponse n’en est pas moins péremptoire. J’opine tout en reniflant le délicat parfum de la jolie Suzette. Cette vanneuse use d’un machin fabule, qui te suractive les trous de nez. Au prix de la bonbonne, tu peux t’acheter de la mayonnaise en tube jusqu’à la fin de ton foie, espère !
Je risque une œillade appuyée sur sa frimousse, mais sa morgue est si catégorique que tu obtiendrais davantage de réactions d’une statue de marbre, voire d’albâtre. Elle est de ces connes qui se croient obligées de faire la gueule pour assurer leur standing.
Achille lui caresse le genou, en propriétaire triomphant. Je ne sais pas si la donzelle l’emmène promener dans le jardin des délices, toujours est-il qu’il tient à affirmer son territoire, le Vioque.
Nous passons commande et je m’apprête à entamer avec le Barbon une discussion professionnelle enrichissante pour lui quand une grande ombre se projette sur notre table.
— Je croye atterrir à pic ! fait une voix familière.
Celle de Bérurier.
M. le directeur est planté devant notre table, beau à chier dans un complet blanc, sobrement maculé d’une seule traînée de vin rouge, mais qui va du revers de la veste à celui du pantalon.
La température extérieure a forcé son teint d’aubergine mûre ; il a le front ruisselant de sueur et s’éponge avec une pattemouille. Son œil étincelle de courroux.
— Commissaire Santonio, s’lon d’après c’que j’voye, vous m’feriez un enfant dans l’dossard ? murmure-t-il.
Il hésite, puis dégage la quatrième chaise de la tablée, celle qui fait face à Suzette, ôte son veston, l’installe sur le dossier, roule ses manches et se dépose sur le siège.
Le Vieux a blêmi. Ses yeux couleur de banquise immergée ressemblent à deux trous dans le toit d’une maison grecque.
— Décidément, ricané-je, vous devenez inséparables.
— Vous seriez bon de ne pas user du pluriel, fulmine le Dabe, je n’ai rien à voir avec cette poubelle.
Béru s’empare du verre de sa vise-à-vise, que le serveur vient de remplir (il a rempli le verre, non la dame) et l’écluse cul sec.
Suzette est un peu asphyxiée par ces manières plus que désinvoltes. Du coup, son masque impénétrable se dépénètre ; un intérêt point dans sa prunelle, un rictus annonciateur de rire retrousse déjà ses lèvres.
— Ecoutez, Achille, soupire Bérurier, j’vais vous dire c’que j’ai à vous causer comme je vous parle, en espérant qu’vous voudrerez bien l’comprend’. Toujours s’tirer la bourre, comme quoi ceci, cela, j’en ai quine. Qu’vous voulassiez jouer au soldat d’plomb-en-chef dans vos nouvelles fonctions torche-cul, c’est vot’problo. Nani nanère, les mondainités, j’m’ les fourre dans l’recteur. Santonio travaille sous mes ord’ esclusives, point c’est tout ! Si vous croilleriez avoir des trucs à lu communiquer, vous devez passer par ma canalisation ; j’vous mets à la déficiance d’me trouver un tesque qui prétend l’contraire.
Comme on apporte un plat de merguez avant-coureuses, il l’empare des mains du loufiat et en bascule la moitié dans l’assiette de Suzette, puis attire ladite (l’assiette, pas Suzette) à lui et se met à claper.
— Venez, mon cœur ! décrète soudain le Daron en se dressant ; nous n’avons rien à faire ici, je vais en référer à qui de droit.
— C’est ça, référez-en, et faites une bise de ma part à vot’ qui d’droit d’mes deux ! lance le Mastodonte.
Suzette a un élan vers mon ci-devant dirlo.
— Oh ! non, je vous en prie, il est trop drôle, ne partez pas ! supplique-t-elle.