Mais le Vioque est un fleuve en crue. Ivre de rage, il s’enfuit littéralement, renversant des chaises au passage, sans même s’occuper de sa « secrétaire » pourtant très particulière.
La môme a eu quelque velléité pour lui filer le train, puis, se ravisant, elle reste en place.
Béru lui cligne de l’œil.
— T’as raison, ma gosse, lui dit-il, toi, au moins, tu sais choisir ton clan. Av’c nous, t’auras pas des ronds de jambe, mais des ronds d’bite et d’la bouffe à n’plus savoir où t’la fourrer non plus. C’est quoi, ton blaze, mauviette ?
— Suzette ! dit la môme avec un éclat de rire.
— Eh ben, ma Suzette, maint’nant qu’t’as largué ta crêpe, on va pouvoir s’expliquer. Pour commencer, cesse d’faire ta bouche en cul-de-poule, qu’autrement sinon, jamais tu pourras m’déguster l’extraterrestre, vu qu’j’sus du module Napolo III, j’ai vu des prostiputes professionnelles s’étouffer à l’oral av’c mon mandrin ; mais avant d’songer à la bague qu’on attelle, faut qu’ j’aye une converse, moi et Santonio : l’boulot avant tout, ma gosse ; la rapière en folie, on a toute la noye pour.
Il redevient grave car on apporte un somptueux couscous.
— Qu’est-ce qui vous a amené ici, monsieur le directeur ? demandé-je pendant qu’il se sert en priorité directoriale.
— La nouvelle d’c’t’attentat cont’l’fakir, mon brave cher.
— Vous voulez dire contre l’émir ?
— Fakir, émir, c’est bonnet d’coton, bonnet d’laine ; la preuve c’est qu’ça rime, démontre le docte personnage.
« Servez-vous, Susu, ayez pas crainte, si y en aura pas assez, on en r’demandera, fait-il galamment. Arrosesez-y pas d’trop, ça noye.
« J’disais donc qu’ayant appris c’t’attentat, j’m’ai dit : « L’Antonio, si ça s’trouve, est en pleine béchamel, faut qu’j’voye sur place ce à quoi il s’agit. »
Brave homme, va ! Toujours tendre sous ses oripeaux de chef intempestif.
Je lui retrace l’histoire, en détail, comme un bon subordonné doit le faire vis-à-vis de son supérieur. Il m’écoute en cramoisant car il bouffe trop chaud et trop pimenté, mais c’est dans sa nature et l’on y peut quoi ?
— Par ailleurs, dis-je, j’ai une sacrée nouvelle à propos de la pauvre petite Mme Delameer. Le meurtre de son mari était bidon. L’I.S. a profité de ma caution pour accréditer la mort de son agent car ces bons messieurs avaient probablement besoin d’un homme zéro.
— C’est-à-dire quoi-ce ? demande le Gravos.
— Voyons, monsieur le directeur, vous n’occupez pas vos hautes fonctions sans savoir ce qu’est un homme zéro ?
— Sûrement pas, rectifie le Sublime avec aplomb, mais mam’zelle Susu, ici présente, doit pas savoir ce dont, et j’vous prille d’y espliquer ; la politesse éguesige.
Ne me reste qu’à obéir.
— Depuis quelques années, dans l’univers très particulier des services secrets, on a inventé les hommes zéro, c’est-à-dire des individus n’ayant plus d’identité véritable. Pour ce faire, on répute mort un type ; son décès est homologué en bonne et due forme, et à compter de cette radiation des registres d’état civil, il est apte à subir un entraînement psychologique qui permettra de lui créer une personnalité entièrement neuve et donc de le faire « devenir quelqu’un d’autre ».
Mam’zelle Susu, comme l’appelle Béru, me découvre enfin, intéressée qu’elle est par mon explication. Elle objecte :
— Mais, d’après ce que je crois comprendre, cet homme est marié ?
— Il faut croire que cette union n’était pas très solide puisque l’épouse a consenti à cette séparation définitive.
Bérurier engloutit une pelletée de semoule, vide la bouteille, rote merguez et, après avoir dissipé le lourd nuage de la main, objecte :
— Commissaire, comment t’est-ce vous suçâtes la chose, j’ vous prille ?
— Confidences sur l’oreiller, réponds-je.
Sa Majesté béotienne hoche sa superbe tronche qui n’a pas besoin d’appartenir à Danton pour mériter d’être montrée au peuple souverain.
— Et vous pensez qu’une gonzesse qu’a les nerfs d’encaisser c’veuvage bidon va s’affaler au premier bourdille qui la lime prop’ment ? Ça vous paraît explausible, vous ? Si moui, c’est qu’ vot’ jugeote donne d’la bande, mon cher. Si y suffirerait d’ verger impec (Loyal, il se tourne vers Suzette pour déclarer :) — car Santonio pointe de première, escusez-moi — pour obt’nir des s’crets confidencieurs ; si y suffirerait de champignonner un berlingot à mort quand t’est-ce on veut connaître l’dessous des brèmes à l’Intelligence Servitude, alors là, on joue « L’Maît’ d’Forges-les-Eaux ».
Agacé par sa suffisance, je tonne :
— Et pourquoi diantre, Sirella Delameer m’aurait-elle révélé la chose ? Ça déboucherait sur quoi, cette comédie ?
Ainsi pris à partie, le directeur se cure les chailles à l’aide de sa fourchette dont il a tordu la pointe extérieure.
Suzette Lasemainede est littéralement subjuguée par le personnage. Exilée dans son seizième, elle ignorait que de tels bonshommes existassent. C’est sa première plongée dans le Jérôme Bosch, Ninette. Van Aeken, elle connaissait pas. Chez ses vieux, c’est Fragonard sur tous les murs ; Watteau (Antoine) et son Embarquement pour Cythère. La fréquentation de l’Indifférent l’a rendue chochottine et distante, Tampax grand luxe. Question de climat. Qu’à la fin, tu ne souris qu’à l’imparfait du subjonctif, fatal. Maintenant, l’énormité la fascine. C’est si beau l’outrance lorsqu’elle est totale, sans retenue, franche et massive. C’est même grandiose. Fabuleux comme un chêne. Mets en parallèle un chêne et un poil de cul, et dis-moi ce qui impressionne le plus. Hein, dis-le carrément ?
Ayant trouvé ce qu’il cherche, coincé entre une prémolaire et une molaire, Bérurier l’envoie promener d’une chiquenaude dans l’assiette d’une touriste allemande voisinement attablée.
— Sur quoi qu’é déboucherait, c’te comédie ? reprend-il. Mais vous v’nez d’y dire, gros malin, é débouche su’d’la comédie, just’ment. On vous chambre, mon vieux, ces Anglais vous mènent en barlu, ce dont ils sont fortiches av’c leur Royale Nœud-vit. Jusque z’à présent, vous avez appris quoi-ce au sujet d’ce qui nous occupe ? V’l’vous qu’j’vous dise ? V’s’avez appris mon cul, cher ami. Mon cul tel qu’ je vous vois, m’sieur l’commissaire. C’diamant, y s’s’rait désincarné qu’ ce n’serait pas plus pire. Côté Delameer : zéro. Côté de l’Arbi : re-zéro pointé ; si j’additionnerais : zéro plus zéro égale zob, me fessé-je bien comprend’ ?
— Permettez, monsieur le directeur. Tout porte à croire que le caillou est dans le camp britannique.
— Parce que l’vieux kalif vous l’a dit ?
— Il a même dit plus fort, l’émir, il a sous-entendu que l’affaire du Régent était une invention de nos gouvernants de l’époque.
Le Big, très très big boss, renfrogne.
— Il prétend ça pour cacher la merde au chat, commissaire ; laissez-vous pas piéger par c’te baderne. C’qu’il cloporte est un sultan pour not’pays ; s’il vous l’répéterait, hésitez pas à lu claquer la gueule, fakir ou pas fakir ; j’tolère pas plus qu’un mec jouasse av’c not’ honneur nationable qu’av’c mes couilles.
« Et maintenant, à nous deux, p’tite fille, conclut-il en se tournant vers notre divine compagne. »
— Pas si vite, boss, interviens-je. Vous ne m’avez pas encore dit comment il se fait que vous soyez arrivé tout droit dans ce restaurant ?
— Quand v’vlez passer inaperçu, mettez-vous pas à vanner dans un carrosse découvert, qu’tout Makarrech peut vous voir, ricane l’Admirable.