Le 41 paraît n’attendre que mon sésame. Je l’ai échappé beau (je ne suis pas celle que vous croyez pour l’échapper « belle ») car, de plus en plus, dans les nouveaux complexes hôteliers, les lourdes s’ouvrent à l’aide de cartes magnétiques et tu peux toujours te carrer ton passe dans le fion.
Chambre gaie, d’un luxe limité au fonctionnel chatoyant. Mobilier design, réfrigérateur, télé, radio incorporée ; posters sublimes représentant le Sud marocain.
Je me dirige vers le dressinge, sorte de sas entre chambre et salle de bains. Et je me fige, ahuri.
Cela produit toujours un certain effet que de se trouver nez à nez avec soi-même.
Or, je suis là, grandeur nature, punaisé sur la paroi. La photo en pied a été prise devant le Mâ-Kâch, je reconnais l’écusson de mon palace, en fond flou. En fait, il y a deux images de moi : celle qui me représente de trois quarts et en pied, et une autre montrant seulement ma tête, mais considérablement agrandie. Grâce à la démesure, rien n’est perdu de l’harmonie de mon visage, non plus de l’intelligence qui en rayonne (ou en fibranne, au choix). Chose curieuse, je fixe l’objectif en plein dans les yeux, si j’ose dire. Or, je ne le voyais pas, ce qui prouve que le photographe clandestin usait d’astuces éprouvées.
— Oh ! c’est vous ! s’exclame une voix aussi féminine que britannique.
Je volte-face.
Pour découvrir une mignonne créature d’un mètre cinquante, blonde, avec le regard noir, vêtue d’une robe rouge fendue de côté comme une châtaigne au four. Elle est moins jeune que sa petite taille gracieuse ne le laisse supposer. Ma présence ne la déroute pas outre mesure. Elle me sourit d’un petit air fripon, tu vois ? Avec juste un côté de la bouche. J’ai dans l’idée que ce petit lutin, quand il se met à t’escalader les gréements, t’as plus envie de faire la Transat en solitaire. C’est de la petite guenuche d’amour, ça madame. De la salope mignonnette. Maquette de dévoreuse. Tu la juches sur ta biroute : t’en fais une girouette. Et qui tourne parfaitement, au gré de ton caprice : est-ouest, d’un léger coup de paluche aux noix, vzoummm ! valsez les miches ! Elle pas-de-visse en gloussant. Quand t’entends la sonnerie, c’est qu’elle est parvenue au terminus.
— Qui êtes-vous ? lui demandé-je.
— Véra Tedseuquitu. Mon père est à la salle de bains ?
— Heu, non, je ne pense pas. Vous me connaissez donc ?
Elle pouffe et montre les deux grands portraits.
— Ce serait malheureux.
— Pourquoi ces photos ?
— Daddy procède toujours ainsi avant d’entrer en contact avec la personne qu’il doit interviewer.
Hé ! dites, les gars ; j’ai l’impression que les sustentes du parachute de ma compréhension s’accrochent aux branches d’un fraisier. Je considère le joli bibelot aux grands yeux noirs de bohémienne tinorossienne.
— Que fait-il, votre papa ?
— Il travaille pour le Corner, un magazine littéraire britannique. Il écrit de longues interviews sur les personnages les plus divers. Ne me dites pas que vous l’ignoriez ?
— Ma foi, je l’avoue.
— Il devait vous rencontrer aujourd’hui ?
— Heu…, eh bien, je, j’ai eu un contretemps…
— Mais alors, où est-il ?
— Je l’ignore, mens-je.
— Et vous, pourquoi êtes-vous ici ?
— Parce que j’ai trouvé un message à mon hôtel, me priant d’y passer.
— Et la porte de sa chambre était ouverte ?
— Oui, c’est pourquoi je me suis permis d’entrer.
— En ce cas, dad va arriver, il est sûrement dans les parages.
Bon, le sac de nœuds ne s’aggrave pas pour l’instant. J’ai le temps de souffler.
— Vous disiez que votre père avait pour habitude de contempler les photos de ses… clients avant de les contacter ?
— C’est sa méthode. Il capte ainsi leur personnalité, et ensuite l’entretien devient facile, prétend mon père.
— Vous l’accompagnez toujours dans ses déplacements ?
— A l’étranger, oui. Il se fait vieux… Il m’a eue sur le tard et il m’adore. Nous formons une espèce de couple, lui et moi, vous comprenez ça ?
— Très bien, avoué-je sincèrement, en lançant une pensée tendre à ma Félicie par-dessus la Méditerranée.
Le cas est éberluant, non ? Le vieux tueur largement septuagénaire qui va remplir ses contrats, méthodiquement, en compagnie de sa fifille venue au crépuscule de sa vie. Elle l’attend à l’hôtel, le choie, le dorlote. Lui, il va perpétrer ses interviews, vieux monsieur un peu solennel et gourmé. La canne truquée : poum ! Ensuite il s’esbigne. Les témoins racontent qu’ils ont vu un type « déguisé » en vieillard. Marrant ! Superbe ! T’aimes ? Je te l’offre !
— Vous n’êtes pas mariée, si je comprends bien ?
— Non, un jour peut-être, quand papa m’aura quittée.
M’est avis qu’elle va pouvoir convoler d’ici peu.
— La… heu… solitude ne vous pèse pas, miss Tedseuquitu ?
Son sourire coquin remonte à ses lèvres. Ses yeux s’éclairent au braquemard fluorescent.
— Je fais des tas de rencontres intéressantes, mais sans lendemain. Pour l’instant, je m’en trouve bien.
— Qu’appelez-vous des rencontres intéressantes ?
Elle plante son regard hardi dans le mien qui commence à se voiler.
— Vous voyez ce que je veux dire ? Un bel homme passe par là, comme vous en ce moment. Il me plaît, je le lui fais comprendre. Si je lui plais aussi, il me le fait comprendre. Tout va très vite, très bien ; je hais les simagrées. La plupart des gens se croient obligés de jouer toute une comédie avant d’arriver au même résultat ; c’est déshonorant, vous ne trouvez pas ? L’hypocrisie bafoue l’acte d’amour qui est noble et franc.
— Exact, fais-je en la saisissant aux épaules.
Ses ravissantes petites mains de pianiste sur zobs me foncent droit au siège de l’amour-propre. Mon sésame, c’est les serrures, ses menottes, c’est les braguettes. Quelle technique ! Rapidité, précision, pas de temps mort, d’accrochages, de faux mouvements. Net et sans bavures (pour l’instant).
Elle me dédouane Popaul au port franc, le temps que ta grand-mère diabétique met pour sucrer son café. Elle s’exclame de ravissement devant un si beau bébé joufflu, bien portant, qui se tient droit comme un héron emmanché d’un long cou sur sa grosse papatte. Déjà en pleine croissance et excroissance, vigoureux, tambourinant la harde, à dodeliner comme la tronche à la tortue articulée. Oh ! le joli bibelot pour cette femme-enfant. Comme elle va bien jouer à la maman avec ce ravissant baigneur. Lui donne de grosses bisouilles humides sur ses bonnes joues. Lui gazouille des gentillesses, promesses et presque des serments déjà.
— Laissez-moi faire, laissez-moi faire, qu’elle me supplille, la belle chérie.
Tenant ma camarade zifolette par le goulot, elle m’emporte jusqu’à la chaise la plus voisine. S’y agenouille comme pour élever son âme ; mais non : il s’agit seulement de son exquis dargif pommé, faut un début à tout. Combien ont commencé par se préoccuper de leurs miches pour, ensuite, pouvoir contenter leur âme à culotte reposée ? L’existence prend les pires chemins, qui tous, tu le veux ou pas, te conduisent rémédiablement à Rome (Saône-et-Loire).
Là, donc, mon petit oiseau gligli se juche en équilibre peu stable, mais elle est si souple et légère…
Cannes parenthésées, elle plonge sa main sous cette arche de triomphe pour m’aller cueillir la camarade à l’œil en amande, me l’attire irrésistiblement jusqu’à son jardin d’éden. Suivez le guide ! T’as plus qu’à faufiler. Un petit coup en flâneur, pour dire de reconnaître les lieux. Impec. M’est avis que le séjour ne manquera pas de charme. Elle t’arrime l’extraterrestre façon casse-noisettes, cette merveille. Le coup du sabot de Denvers (Calvados) ; elle assure sa prise en goupillant hermétiquement le sas. Bon, moi je suis de plus en plus partant, ou plutôt « arrivant ». Un lutin d’amour pareil, tu peux tout espérer, tout accomplir. C’est le bonheur-banane, comme je dis puis à mes potes de Bourgoin-Jallieu (Isère). Le bonheur-banane, c’est quand tout ton potentiel d’énergie, toutes tes perspectives du moment, tout ton devenir inaltéré, résident dans ce muscle délicat que le Seigneur nous a accordé, à nous autres, mâles d’espèce divine, pour fourrer qui de droit, qui de gauche et surtout qui du centre.