Je l’ai laissé encore baver… je regardais ailleurs… les arbres… Au loin dans le jardin… les pelouses… les nourrices… la volée des piafs qui sautillent à travers les bancs ! le jet d’eau qui caracole !… dans les bouffées de brise… Ça valait mieux que de lui répondre !… Que me retourner même pour le voir… Il savait pas si bien dire… C’était juste au poil que j’y branle tout le presse-papiers dans la gueule… le gros mastoc, l’Hippocrate… il me grattait le dedans de la main… Il pesait au moins trois kilos… J’avais du mal… Je me contenais… J’avais du mérite… Il continuait encore la tante !…
« Les jeunes gens au jour d’aujourd’hui ont le goût du meurtre ! Tout ça Ferdinand ! moi je peux te dire, ça finit Boulevard Arago ! Avec la cagoule mon ami ! Avec la cagoule ! Malheur de moi ! Juste Ciel ! J’aurais été responsable !… »
J’en connaissais moi aussi des mots… Je me sentais monter la moutarde… Y en avait la coupe !… « Maître ! Maître ! allez donc chier ! que je lui faisais au moment même. Allez chier tout de suite ! Allez chier très loin ! Moi, je ne vous tue pas ! Moi, je vous déculotte ! Moi, je vais vous tatouer les fesses ! Moi ! comme trente-six bottes de pivoines… que je vais vous bâcler le trou du cul ! Et avec de l’odeur en plus ! Ah ! Voilà ce qui va vous advenir ! Que vous déconniez seulement qu’une petite traviole de plus ! »
J’allais l’agrafer pour de bon… Il était vivace le bougre… Il carrait dans l’arrière-boutique… Il voyait bien que c’était sérieux ! que j’avais fini de supporter… Il restait dans son bobino… Il tripotait ses barres fixes… Il me foutait la paix un moment… Il avait été assez loin… Un peu plus tard, il repassait… Il traversait la boutique… Il prenait par le couloir à gauche, il filait en ville… Il remontait pas à son bureau… Enfin je pouvais bosser tranquille.
C’était pas une petite pause de recoudre, remboutir, rafistoler la moche enveloppe, reglinguer ensemble des pièces qui ne tenaient plus… C’était un tracas infini… Surtout que pour mieux regarder de près je m’éclairais à l’acétylène… Comme ça dans la cave c’était extrêmement imprudent… auprès des substances adhésives… qui sont toujours pourries de benzine… Ça dégoulinait de partout… Je me voyais déjà torche vivante !… L’enveloppe du
Zélé c’était une périlleuse affaire, en maints endroits une vraie passoire… D’autres déchirures ! D’autres raccrocs ! Toujours encore des plus terribles à chaque sortie, à chaque descente ! À la traînée d’atterrissages à travers labours !… Au revers de toutes les gouttières… Dans l’enfilade des mansardes, surtout les jours de vent du nord !… Il en avait laissé partout des grands lambeaux, des petits débris, dans les forêts, après les branches, entre les clochers ! Les remparts… Il emmenait des cheminées en tôle ! des toits ! des tuiles au kilo ! des girouettes à chaque sortie ! Mais les éventrages les plus traîtres, les plus affreuses déchirures, c’était les fois qu’il s’empalait sur un poteau télégraphique !… Là souvent il se fendait en deux… Faut être juste pour des Pereires il courait des fameux risques avec ses sorties aériennes. La montée toujours c’était extrêmement fantaisiste… ça tenait toujours du miracle, à cause du gonflage minimum… Pour les raisons d’économie !… Mais ce qui devenait effroyable c’était les descentes avec tout son bastringue foireux… Heureusement y avait l’habitude ! C’est pas le métier qui lui manquait. Il chiffrait déjà, lui tout seul, au moment où je l’ai connu, 1422 ascensions ! Sans compter celles en « captif »… Ça lui faisait un joli total ! Il avait toutes les médailles, tous les diplômes, les brevets… Il connaissait tous les trucs, mais c’était ses atterrissages qui m’éblouissaient constamment… Je dois dire que c’était merveilleux comme il retombait sur ses pompes ! Dès que le bout du « rope » raclait la terre… que le fourbi ralentissait il se ramassait tout en boule au fond du panier… quand l’osier touchait la mouscaille… que tout le bordel allait rebondir… il sentait son moment exact… Il giclait comme un guignol… Il se déroulait en bobine… un vrai jockey pour la chute… boudiné dans sa couverture, il se faisait rarement une atteinte… Il s’arrachait pas un bouton… Il perdait pas une seconde… Il partait dare-dare en avant… Il bagottait dans les sillons… Il se retournait plus… Il piquait derrière le Zélé… tout en sonnant dans son petit bugle qu’il emportait en bandoulière… Il faisait le raffut lui tout seul… la vache ! Le cross durait très longtemps avant que tout le fourbi s’affaisse… Je le vois encore dans les sprints… C’était un spectacle de grande classe, en redingote, panama… Mes sutures autoplastiques faut dire les choses assez franchement… elles tenaient en l’air plus ou moins… mais il les aurait pas faites, par lui-même… Il était pas assez patient, il aurait tout bousillé encore davantage… C’était un art, à la fin, cette routine des reprises ! Malgré des ruses infinies, ma grande ingéniosité, je désespérais fort souvent sur cette garce enveloppe… Elle en voulait vraiment plus… Depuis seize ans, qu’on la sortait en toutes circonstances, à toutes les sauces, les tornades, elle tenait plus que par les surjets, des rafistolages étranges… Chaque gonflement c’était un drame !… À la descente, à la tramée, c’était encore pire… Quand il manquait toute une bande, j’allais faire un prélèvement dans la vieille peau de l’Archimède… Il était celui-là plus que des pièces, des gros lambeaux dans un placard, en vrac, au sous-sol… C’était le ballon de ses débuts, un « captif » entièrement « carmin », une baudruche d’énorme envergure. Il avait fait vingt ans les foires !… J’y mettais bien de la minutie pour recoller tout, bout à bout, des scrupules intenses… Ça donnait des curieux effets… Quand il s’élevait au « Lâchez tout » le Zélé au-dessus des foules, je reconnaissais mes pièces en l’air… Je les voyais godailler, froncer… Ça me faisait pas rire.