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Il se passe encore une heure ou deux… Le soleil commence à tomber… Voilà les six heures qui sonnent… C’était le moment désagréable, celui dont je me méfiais le plus… L’heure dégueulasse par excellence pour les raffuts, les bagarres… surtout avec notre clientèle… C’est l’instant foireux où tous les magasins relâchent leurs petits maniaques, leurs employés trop ingénieux… Tous les folichons sont en bombe !… Le grand éparpillage des fabriques, des manutentions… Ils se précipitent, ils sont nu-tête, ils cavalent derrière l’omnibus !… les artisans tracassés par les effluves du Progrès !… Ils profitent des derniers instants !… De la fin du jour… Ils se dératent, ils se décarcassent ! C’est des sobres, des gens qui boivent l’eau… Ils courent comme des zèbres. C’est le grand moment des bigornes !… Ça m’en foutait mal au ventre, rien que de les sentir rappliquer !… Ils nous tombaient sur la cerise toujours en guise d’apéritif !…

Je réfléchissais encore un peu… Je pensais aussi à la soupe… Que j’allais réveiller Courtial… qu’il m’avait demandé cinquante francs. Mais là soudain je sursaute !… Il me parvient une grande clameur ! Par la Galerie d’Orléans… ça s’amplifie, ça se rapproche !… C’est beaucoup plus qu’une rumeur… Ça gronde ! C’est l’orage !… C’est un tonnerre sous le vitrail !… Je m’élance ! Je saute jusqu’à la rue Gomboust, d’où paraissait venir le plus de boucan… Je tombe là sur une horde, des possédés tout hagards, des brutes mugissantes écumeuses… Ils doivent être au moins deux mille dans le long couloir à beugler !… Et il en jaillit toujours d’autres, des rues adjacentes… Ils sont comprimés, pressurés autour d’une prolonge, une sorte de camion très trapu… Juste au moment où j’arrive, ils sont en train d’écarteler la double grille du jardin… Ils arrachent tout d’un seul élan… C’est formidable, cette plate carriole comme bélier… Ils culbutent les deux arcades… Des pierres de taille comme des fétus !… Ça s’écroule, ça débouline ! ça éclate en miettes à droite et à gauche… C’est terrifiant absolument… Ils dévalent dans un tonnerre !… attelés à l’infernal bastringue… La terre tremble à quinze cents mètres !… Ils rebondissent dans les caniveaux… Faut se rendre compte de la frénésie !… Comme ça gambille, et ça sursaute tout autour de leur catafalque ! tous entraînés dans la charge !… J’en crois pas mes yeux !… Ils sont effrénés !… Ils sont au moins cent cinquante rien qu’à barder dans les traits !… à cavaler sous les voûtes avec l’énorme charge au cul !…

Les autres possédés ils s’acharnent, ils s’emberlifiquent, ils se démembrent pour s’agripper mieux au timon… sur la carène… dans les essieux !… Je me rapproche de leur sarabande… Ah ! Je les discerne, nos inventeurs !… Ils y sont à peu près tous !… Je les reconnais presque un par un !… Voilà De la Gruze, le garçon de café… il a encore ses chaussons !… Et Carvalet le tailleur… il a du mal à courir ! Il perd sa culotte !… Voici Bidigle et Juchère, les deux qui inventent ensemble… qui passent toutes les nuits aux Halles… qui portent des paniers… Je vois Bizonde ! Je vois Gratien, celui de la bouteille invisible ! Je vois Cavendou… Je vois Lanémone et ses deux paires de lunettes !… qu’a trouvé le chauffage au mercure !… Je les aperçois tous les charognes !… Ils hurlent au massacre ! Au meurtre ! Ils sont vraiment des fous furieux !… Je grimpe alors après la grille ! Je domine l’émeute !… Je le vois alors bien, sur le siège, le grand frisé qui les excite, leur meneur en chef !… Je vois tout le fourbi monumental !… C’est une carapace en fonte… cette fantastique saloperie !… C’est la cloche à Verdunat ! La blindée totale !… Pas d’erreur !… Je l’ai vue cent fois en maquette ! le fameux projet !… Je peux bien la reconnaître ! Avec les hublots lumineux ! faisceaux divergents !… C’est un comble ! Le voilà lui-même, dépoitraillé, Verdunat !… Il surplombe son appareil ! Il est grimpé sur le sommet ! Il vocifère ! Il rassemble les autres paumés ! Il exhorte ! Il va les relancer à la charge !…

Je sais bien, il nous avait prévenus, absolument catégorique qu’il la ferait construire quand même, malgré nos avis ! à ses propres frais !… Avec toutes ses économies !… On voulait pas le prendre au sérieux… C’était pas le premier qui bluffait !… C’étaient des teinturiers à Montrouge de père en fils, les Verdunat !… Il a entraîné la famille !… Ils sont là, tous descendus !… Ils gambadent autour de la cloche !… Ils se lâchent pas… la main dans la main… C’est la farandole… maman, grand-père et petits loupiots… Ils nous apportent leur ustensile… Il nous l’avait bien promis… Et moi qui refusais de le croire !… Ils poussent le monstre depuis Montrouge ! Tout le brelan des dingos ! C’est la sauvage coalition !… Je rafistole tout mon courage… Je peux déjà prévoir le pire !… Ils me reconnaissent… Ils me vitupèrent ! C’est la furie générale !… Ils en ont contre toutes mes tripes !… Ils me glaviotent tous d’en bas… Ils me vomissent ! Je dis :

« Pardon ! Écoutez-moi ! Minute !… » Un silence… « Vous ne comprenez pas très bien !

— Descends par ici ! petit fumier !… Qu’on t’encule une bonne fois pour toutes !… Empalé de mes burnes ! Girouette ! Marcassin ! Raclure ! Où qu’il est ton vieux zigomar ?… Qu’on lui retourne un peu les boyaux !… »

Voilà comment qu’ils m’écoutaient !… C’était pas la peine que j’insiste… Heureusement j’ai pu rebondir !… Je me suis planqué derrière le kiosque… J’ai crié « Au secours ! » alors et de toutes mes forces !… Mais il était déjà trop tard… On m’entendait plus dans le jardin tellement ça bardait… tonnait… fulgurait… Et juste devant notre porte c’était le carnage maximum ! Je les avais comme émoustillés avec mes paroles ! enfuriés encore davantage !… Ils étaient au paroxysme !… Ils détellent donc toutes les bricoles !… Ils sortent du timon… Ils braquent l’infernal engin juste par le travers de l’allée… bout sur la devanture !… Les clameurs redoublent… Les possédés de toutes les Galeries, des pourtours foncent sur la cloche au ralliement… La meute entière s’arc-boute ! « À la une ! À la deusse ! Et yop ! et youp ! Hisse ! » La masse s’ébranle !… Ils la propulsent d’un seul battant !… toute la catapulte dans la vitre… Tout vole en éclats !… La boiserie cède ! crève ! s’éparpille ! Tout a sauté !… Une avalanche de vitrerie !… Le monstre pénètre, force, vacille, écrabouillé ! Le Génitron tout entier s’effondre dans un torrent de gravats !… Notre escalier tire-bouchon, le coin du commanditaire, tout l’entresol tunisien… J’ai le temps de les voir s’écrouler dans une cataracte de paperasses et puis dans l’explosion de poussière !… Un nuage alors gigantesque rebondit, blanchit, remplit d’un coup tous les jardins, les quatre galeries… Ils étouffent la horde !… Ils sont enveloppés dans les plâtres… Ils crachent ! Ils toussent ! Ils suffoquent ! Ils poussent quand même sur leur déluge… la ferraille… les glaces… les plafonds suivent dans la cascade !… La cloche sursaute ! le plancher brise, crevasse, s’entrouvre… Elle balance l’effroyable machine, elle danse au bord du précipice !… Elle incline… Elle bascule au fond… Merde !… C’est la capilotade !… Un tonnerre qui roule jusqu’au ciel !… des cris si stridents… si atroces… figent subito toute la meute !… Tous les jardins sont voilés par la dense poussière… Les agents radinent enfin… Ils cherchent à tâtons le lieu du désastre… Ils se mettent en barrage autour des décombres… Des autres bourres rappliquent au pas de course !… Les émeutiers se disjoignent… s’éparpillent !… devant leur charge… Ils vont repiquer un autre galop dans les pourtours du restaurant… L’émotion les fait grelotter…