Tout le monde était dans les transes ! La méfiance était absolue… On connaissait ni père ni mère, une fois la lourde refermée… Malheur au perdu !…
Le possédant économe, l’épargnant méticuleux, tapi derrière ses persiennes passait sa nuit aux aguets, ne roupillant que d’un œil, les mains crispées sur son arme !…
Le cambrioleur futé, le vagabond torve, aussitôt l’indice… pouvaient s’estimer branchus, occis, trucidés !… Il aurait fallu un miracle pour qu’ils remportent leurs roupignolles !… Une vigilance impeccable !… Une ombre entièrement meurtrière…
Courtial était pas tranquille là, sous la « marquise » de la gare !… Il se représentait le retour… le chemin… les embuscades variées… Il réfléchissait un petit peu !… « En avant ! »… Dès les premiers pas sur la route, il s’est mis à siffler très fort… une sorte de tyrolienne !… C’était l’air du ralliement… Ça devait nous faire reconnaître à travers les passes périlleuses !… Nous nous engagions dans la nuit…
La route devint extrêmement molle, défoncée ! fondante !… On discernait assez vaguement des masses dans les ombres… des autres contours de bicoques… Nous fûmes aboyés, hurlés, vociférés, au passage de chaque barricade… La meute se donnait à pleine rage… Nous marchions le plus vite possible, mais il s’est mis à pleuvoir ! Une immense mélasse ! Le chemin montait tout de travers.
« Nous allons… qu’il m’avertit… à la pointe même de Montretout ! C’est l’endroit le plus élevé… Tu vas voir comme on domine ! »
Leur maison, la « Gavotte », c’est le sommet de la région. Il me l’avait expliqué souvent, ça couronnait tout le paysage !… Il voyait tout Paris de sa chambre… Il commence à s’essouffler !… Pourtant c’est pas une boue épaisse ! Si c’était l’hiver alors ?… Enfin, plus loin, après le détour, je discerne des signes, la lumière qui bouge… qui s’agite… « C’est ma femme, qu’il s’écrie alors !… Tu vois qu’elle me parle en code : C…H…A…M… Une fois en bas ! Deux fois en haut ! »… Enfin y avait plus d’erreur !… On grimpait quand même toujours… On se dépêchait de plus en plus !… Vannés, soufflotants… Nous arrivons dans son enclos… Notre rombière avec sa lanterne, elle dégringole de son perron… elle se précipite sur le dabe… C’est elle qui va au pétard… elle me laisse pas placer un seul mot… Déjà depuis avant huit heures qu’elle faisait des signes à chaque train !… Elle est parfaitement outrée… Et puis en plus moi qu’étais là ? C’était pas prévu !… Qu’est-ce que je venais faire ?… Elle nous pose des questions pressantes… Elle s’aperçoit tout d’un coup qu’il a changé sa roupane !… On est bien trop fatigués pour se lancer dans les nuances !… Merde alors !… On rentre dans la crèche… On s’assoit dans la première pièce… On lui casse là net tout le morceau ! Elle se gourait bien, évidemment, avec ce retard… d’une tuile d’une certaine importance… Mais alors, comme complète foirade, elle pouvait pas tomber sur pire !… Vlac ! comme ça, en plein dans la gueule !… Elle en restait comme vingt ronds de mou… elle tremblochait de toute la face et même des bacchantes… Elle pouvait plus sortir un son !… Enfin c’est revenu par des pleurs…
« Alors, c’est fini, Courtial ? C’est fini, dis-moi ?… » Elle s’est effondrée sur sa chaise… Je croyais qu’elle allait passer… On était là tous les deux… On s’apprêtait à l’étendre tout du long par terre !… Je me levais pour ouvrir la fenêtre… Mais elle se repique en frénésie !… Elle rejaillit de son siège… Elle vibre de toute la carcasse !… Elle se requinque… C’était passager la détresse ! La revoilà debout ! Elle vacille un peu sur ses bases… Elle se replante de force… Elle fout une grande claque sur la table… Sur la toile cirée…
« Bon sang ! C’est trop fort à la fin ! qu’elle gueule d’un grand coup comme ça…
— Trop fort ! Trop fort ! Tu l’as dit !… Il se monte aussi en colère. Elle le trouve tout cabré devant elle… Elle trouve tout de suite à qui causer… Il glousse comme un coq…
— Ah ! C’est trop fort !… Ah ! C’est trop fort ?… Moi, mon amie, je regrette rien !… Non ! Non !… Parfaitement !… Absolument rien du tout !…
— Ah ! Tu regrettes rien, sacré salopard ?… Ah ? T’es bien content, n’est-ce pas ?… Et le pavillon alors ? T’as pensé aux traites ? C’est samedi qu’ils reviennent, mon garçon !… C’est samedi, pas un jour de plus !… Tu les as, toi, les douze cents francs ?… Tu les as sur toi ?… Ils sont promis, ça tu le sais bien !… Ils sont déjà escomptés !… À midi ils reviennent ! Tu les as sur toi ?… Pas à une heure ! À midi !
— Merde ! Merde ! et contre-merde ! à la fin !… Je m’en fous de ton pavillon !… Tu peux en faire des cropinettes !… Les événements me libèrent… Me comprends-tu ?… Dis ma buse ?… Ni amertume ! Ni rancune ! Ni dettes ! Ni protêts !… Je m’en fous ! Tu m’entends bien ? Je chie sur le tout ! Oui !…
— Chie ! Chie ! Dettes ! Dettes ! Mais est-ce que t’as le pognon sur toi, dis, mon grand cave ?… Ferdinand, il a six cents points en tout et pour tout ! Je le sais bien quand même !… Vous les avez, Ferdinand ?… Vous les avez pas perdus ? Mais c’est mille deux cents francs qu’ils viendront chercher, c’est pas six !… Tu le sais pas encore ?…
— Pfoui ! Pfoui ! Jamais un pas en arrière !… La gangrène ! Tu viens défendre la gangrène ?… Amputation !… Me comprends-tu, mortadelle ? Amputation haute ! Tu as donc bu tout le vin blanc ? Je le sens d’ici ! Haute ! L’ail ! oui ! Sauver quoi ? Tiens tu pues de la gueule ! Le moignon pourri ! Les larves ? Les mouches ? Le bubon ! Jamais la viande pustulente ! Jamais une démarche ! Une seule ! Tu m’écoutes ?… Jamais poissarde ! moi vivant !… La défaite ! La palinodie ! La cautèle ! Ah ! non ! l’orteil ! Que je roule aussi la saucisse à ceux qui me poignardent ?… Moi ? Jamais !… Ferdinand ! tu m’entends bien ?… Profite de tout ce que tu vois ! Regarde ! Essaye de comprendre la grandeur, Ferdinand ! Tu n’en verras pas beaucoup !
— Mais, ma parole ! C’est toi qu’as bu !… Mais vous avez bu tous les deux !… Ils m’arrivent saouls, ces fumiers !… Ils m’engueulent encore !
— La grandeur ! Le détachement, crétine ! Mon départ ! Tu sais ça ?… Tu ne sais rien !… Au loin ! Plus loin !… que je te dis !… Mépris des provocations, les pires ! Les plus écœurantes ! Que peut germer d’indicible dans ses outres immondes ? Hein ? Ces effroyables galeux ?… La mesure de mon essence ? C’est noblesse, Boudin !… Tu m’entends ? Toi qui pues l’acide aliacique ?… Tu vois ça ? dis échalote ? Noblesse ! Tu m’écoutes ? Pour ta “ Gavotte ” ? Merde ! merde ! merde !… Noblesse ! Lumière ! Inouïe sagesse !… Ah ! Ô ! Délirants lansquenets !… Faquins de tous les pillages !… Ô Marignan ! Ô ma déroute, petit Ferdinand du malheur !… Je n’en Crois plus ici ni mes yeux ! ni ma propre voix !… Je suis féerique ! Je suis comblé ! Retour des choses !… Moi hier encore au zénith ! Perclus de faveurs ! Moi qu’on adule ! Moi qu’on plagie ! Moi qu’on harcèle ! Qu’on fête alentour divinement ! Que dis-je ? Qu’on prie des quatre coins du monde ! Tu l’as vu ? Tu l’as lu !… Et puis aujourd’hui ?… Patatrac ! Broum !!!… Plus rien ! La foudre est tombée !… Rien !… L’atome, c’est moi !… Mais l’atome Ferdinand, c’est tout !… L’exil Ferdinand !… L’exil ? » Sa voix sombrait dans la tristesse… « Oui ! C’est cela ! Je me découvre ! Le destin m’ouvre les portes ! L’exil ? Soit ! À nous deux !… Depuis trop longtemps, je l’implore ! C’est fait !… Le coup m’atteint ! Transcendant ! Hosanna ! Irrévocable ! Toute la félonie se débusque !… Enfin !… Elle me le devait !… Depuis tant d’années qu’elle me traque ! me mine ! m’épuise !… Compensation !… Elle se montre ! Je la découvre ! Moi je la viole absolument ! Oui ! Forcée, bouillonnante… En pleine place publique !… Quelle vision, Ferdinand !… Quel spectacle ! Je suis comblé mon Irène !… Écumante ! sanglante ! hurleuse ! tu m’entends ?… Nous l’avons vue ce tantôt même assaillir notre fier journal ! Se ruer à l’assaut de l’esprit ! Ferdinand ici m’est témoin ! Blessé ! Meurtri, certes ! Mutilé… Je me contracte ! Je me rassemble ! Je m’arrache à ce cauchemar ! Ah ! l’abominable combat ! Mais la poche a bien crevé ! le fiel a giclé partout ! J’en ai pris, moi, plein les yeux ! Mais l’esprit n’a point souffert. Ô la fière, la pure récompense ! Oh ! Point de compromis surtout ! Vous m’entendez tous ! Que j’aille à présent cajoler mes bourreaux ?… Le fer ! Le fer ! Le feu plutôt !… Tout ! Mais pas ça ! Ah ! Pouah !… Les dieux se concertent ! Soit !… Ils me font l’honneur du plus amer des présents ! Le don ! La haine ! La haine des vautours !… L’exil ?… Le refuserais-je ? Moi ? Ce serait mal m’estimer !… Ils m’éprouvent ? Bien !… » Il en ricanait d’avance !… « Ils m’éprouvent ?… Flatté !… J’en rugirais d’orgueil !… Trop cruel ?… Hum ! Hum ! Nous verrons !… C’est une affaire de Dieux à hommes… Tu veux savoir, Ferdinand, comment je me débrouille ? À ton aise, mon ami ! À ton aise !… Tu ne vas pas t’embêter ! Tiens Ferdinand ! Toi qui bagottes, tu connais bien le Panthéon ?… Dis, pauvre confus ?… Tu n’as rien remarqué ? Tu l’as jamais vu le “ Penseur ” ? Il est sur son socle… Il est là… Que fait-il ? Hein, Ferdinand ? Il pense mon ami ! Oui ! Ça seulement ! Il pense ! Eh bien ! Ferdinand ! Il est seul !… Voilà ! Moi aussi je suis seul !… Il est nu ! Moi aussi je suis nu !… Que feriez-vous pour moi ? pauvres petits ?… » Il nous prenait en pitié ! tous les deux la grosse mignonne !… « Rien ! Toi encore !… pauvre gamin éberlué par les endocrines ! navré de croissance ! Invertébré pour tout dire ! Pauvre gastéropode que le moindre songe annihile… Quant à ma pauvre farfadette, que me donnerait-elle ? d’utile ? d’inutile ? Un attendrissant écho de nos années mortes… Preuves ! Épreuves défuntes ! Hivers décatis ! Horreurs !…