On s’est dit que peut-être quand même, en les faisant cuire à tout petit feu… en les gratinant nos patates… en les repassant dans la graisse… en les flattant plus ou moins… d’une certaine façon astucieuse… on arriverait bien peu à peu à les rendre malgré tout mangeables… On a essayé sur elles toutes les ruses de la tambouille… Rien rendait absolument… Tout allait se prendre en gélatine au fond de la casserole… Ça tournait au bout d’une heure… peut-être une heure trente en un énorme gâteau de larves… Et toujours l’odeur effrayante… Courtial a reniflé très longuement le résultat de nos cuistances…
« C’est de l’hydrate ferreux d’alumine ! Retiens bien ce nom Ferdinand ! Retiens bien ce nom !… Tu vois cette espèce de méconium ?… Nos terrains en sont farcis ! littéralement !… J’ai même pas besoin d’analyse !… Précipités par les sulfures !… Ça c’est notre grand inconvénient !… On peut pas dire le contraire… Regarde la croûte qui jaunit… Je m’en étais toujours douté !… Ces pommes de terre !… tiens !… moi je vais te le dire !… Elles feraient un engrais admirable !… Surtout avec de la potasse… Tu la vois la potasse aussi ?… C’est ça qui nous sauve ! La Potasse ! Elle adhère extraordinairement… Elle surcharge tous les tubercules !… Regarde un peu comme ils scintillent ! Discernes-tu bien les paillettes ?… L’enrobage de chaque radicule ?… Tous ces infimes petits cristaux ?… Tout ce qui miroite en vert ?… en violet ?… Les vois-tu ?… très exactement ?… Ça Ferdinand mon bon ami ce sont les Transferts !… Oui !… Les transferts d’Hydrolyse… Ah ! mais oui !… Ni plus !… Ni moins !… Les apports de notre courant… Oui, mon garçon !… Oui parfaitement !… La signature tellurique !… Ça, je peux pas mieux dire… Regarde bien de tous tes yeux ! Écarquille-toi maximum ! On peut pas te prouver davantage !… Aucun besoin d’autres preuves !… Les preuves ?… Les voilà Ferdinand !… Les voilà ! et les meilleures !… Exactement ce que je prédisais !… C’est un courant que rien n’arrête, ne dissémine ! ne réfracte !… Mais il se montre… ça, je l’admets, un peu chargé en alumine !… Un autre petit inconvénient !… mais passager !… très passager !… Question de température ! L’optima pour l’alumine c’est 12 degrés 0,5… Ah ! Oh ! Retiens bien ! Zéro ! cinq !… Pour ce qui nous concerne ! Tu me comprends ?… »
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Encore deux semaines ont passé… On rationnait tellement le bout de gras qu’on faisait plus la soupe qu’une seule fois par jour… Il était plus question de sortir… Il pleuvait énormément… La campagne souffrait aussi… raplatissait sous l’Hiver… Les arbres en avaient la tremblote… Ils ramaient les fantômes du vent… Aussitôt vidées nos assiettes on retournait vite dans les tas de paille pour conserver notre chaleur !… On restait vautrés comme ça… des journées entières, tassés les uns dans les autres… sans ouvrir la bouche… sans nous dire un mot… Même le feu de bois ça ne réchauffe plus… quand on la pète à ce point-là… On toussait sous des quintes terribles. Et puis alors on devenait maigres… des jambes comme des flûtes… une faiblesse pas ordinaire… à ne plus bouger, plus mastiquer, plus rien du tout… C’est pas marrant la famine… Le facteur est plus revenu… Il avait dû recevoir des ordres… On se serait pas tellement déprimés si y avait eu encore du beurre ou même un peu de margarine… C’est indispensable en hiver !… Courtial c’est à ce moment-là qu’il a eu des drôles de malaises quand le froid est devenu si intense et qu’on mangeait de moins en moins… Il a eu comme de l’entérite et vraiment très grave… Il souffrait beaucoup du ventre… Il se tortillait dans la paille… Ça venait pas de la nourriture !… Il discutait à cause de ça avec la daronne et puis sur la question de lavements… Si c’était mieux qu’il en prenne ? ou qu’il en prenne pas du tout ?…
« Mais t’as rien dans le ventre !… qu’elle lui faisait… Comment veux-tu que ça te gargouille ?… La colique ça vient pas tout seul !…
— Eh bien moi je te jure pourtant que je la sens passer ! Ah ! La saloperie… toute la nuit ça m’a éventré !… C’est des coliques sèches… On dirait qu’on me noue les tripes !… Ah ! dis donc !…
— Mais c’est le froid !… voyons pauvre idiot !…
— C’est pas le froid du tout !…
— C’est la faim alors ?…
— Mais j’ai pas faim !… Je dégueulerais plutôt !…
— Ah ! Tu sais pas ce que tu veux !… »
Il ne répondait plus… Il se renfonçait dans la litière… Il voulait plus qu’on lui cause…
Pour la question d’agriculture il pouvait vraiment plus rien faire… Y avait plus de pétrole au hangar, pas seulement un petit bidon pour mettre son bastringue en route !…
Deux jours ont encore passé… dans l’attente et la prostration… La grande chérie mirontaine tapie dans une encoignure, emmitouflée dans des rideaux, elle y tenait plus, elle s’en croquait toutes les dents à se les claquer dans la grelotte… Elle est montée au grenier chercher encore quelques sacs !… Elle s’est coupé comme pour les mômes une espèce de camisole et une forte jupe écossaise, elle a rempli tout ça d’étoupe, par-dessus son pantalon !… Ça lui faisait un air tout « zoulou » ! Elle-même elle se trouvait cocasse !… Le froid ça fait vachement rire !… Comme elle se réchauffait plus bézef, elle s’est élancée en sauteries !… claquant des sabots, dondaine ! autour de la table massive ! Les mômes ils se poêlaient de la regarder !… Ils gambadaient avec elle un genre farandole !… Ils couraient derrière… Ils se pendaient après ses basques… Elle a chanté un petit air :
C’est pas souvent que ça la prenait la mère Courtial ces humeurs coquines !… Il fallait que l’instant soye étrange… Elle avait plus rien pour chiquer… Tout le tabac, Courtial l’avait pris !… Elle s’est remise un peu à râler à propos de sa pipe… Les mômes arrachaient ses coutures… Ils l’ont culbutée dans la paille !…
« Merde ! Merde ! Merde ! Barrez-vous tous !… Chassieux ! Morveux ! Miteux ! Pilleux ! Suçons ! Gourgandins !… » qu’elle les engueulait… Ça les faisait marrer davantage…
« Courtial, m’entends-tu ?… » Il entendait pas… Il retournait la tête dans son trou… Il gémissait… Il grognait… C’était le bide et la plaisanterie !… Les mômes allaient rebondir dessus, les quatre garçons et les trois filles !… Il nous répondait rien quand même.
Un peu plus tard, on s’est demandé où qu’il était passé le Dudule ?… Il était sorti depuis deux heures… soi-disant pour ses besoins… Ah ! nous fûmes tous des plus inquiets !… Et il est revenu qu’à la nuit !… Et alors avec un cargo !… Il avait fait douze kilomètres !… Jusqu’à la gare de Persant… et rappliqué à toutes pompes ! Sur le quai des marchandises, il avait levé une vraie aubaine… un condé phénoménal !… Un débarquement d’épicerie !… Il nous rentrait avec du beurre !… une motte entière !… Deux chapelets de saucisses complets !… trois paniers d’œufs… des andouilles, des confitures et du foie gras !… Il ramenait aussi la brouette… Il avait fauché tout ça devant la consigne pendant que les manœuvres du transport étaient partis à l’aiguillage… pour se remettre un peu de chaleur… Il y avait pas mis deux minutes, Dudule, pour tout calotter ! Le pain, seulement qui nous manquait… mais ça n’a pas du tout gêné pour faire une agape !… Quelque chose d’énorme !… On a poussé notre feu à bloc ! On y a mis presque un arbre entier !…