C’est Grand-mère elle-même qui m’a conduit pendant huit jours, le neuvième je suis tombé malade. Au milieu de l’après-midi, la femme de service, m’a ramené…
Arrivé à la boutique, j’en finissais pas de vomir. Il m’est monté dans tout le corps de telles bouffées de fièvre… un afflux de chaleur si dense, que je me croyais devenu un autre. C’était même assez agréable si j’avais pas tant dégueulé. Ma mère d’abord était douteuse, elle a commencé par prétendre que j’avais bouffé des nougats… C’était pas mon genre… Elle m’adjurait de me retenir, de me forcer pour moins vomir. Y avait du monde plein la boutique. En m’accompagnant jusqu’aux chiots, elle avait peur qu’on lui barbote des dentelles. Le mal s’est encore empiré. J’en ai rendu plein une cuvette. Ma tête s’est mise à bouillir. Je pouvais plus cacher ma joie… Des distractions, des drôleries qui me survenaient dans les tempes.
J’ai toujours eu la grosse tétère, bien plus grosse que les autres enfants. Je pouvais jamais mettre leurs bérets. Ça lui est revenu d’un coup à maman, cette disposition monstrueuse… à mesure que je dégobillais… Elle se tenait plus d’inquiétude.
« Vois-tu Auguste, qu’il aille nous faire une méningite ? Ce serait bien encore notre veine !… Il nous manquait plus que ça comme tuile !… Alors vraiment ça serait le bouquet !… » À la fin j’ai plus rendu… J’étais confit dans la chaleur… Je m’intéressais énormément… Jamais j’aurais cru possible qu’il me tienne autant de trucs dans le cassis… Des fantaisies. Des humeurs abracadabrantes. D’abord j’ai vu tout en rouge… Comme un nuage tout gonflé de sang… Et c’est venu dans le milieu du ciel… Et puis il s’est décomposé… Il a pris la forme d’une cliente… Et alors d’une taille prodigieuse !… Une proportion colossale… Elle s’est mise à nous commander… Là-haut… En l’air… Elle nous attendait… Comme ça en suspens… Elle a ordonné qu’on se manie… Elle faisait des signes… Et qu’on se dégrouille tous ! Qu’on s’échappe vivement du Passage… Et dare-dare !… Et tous en chœur !… Y avait pas une seconde à perdre !
Et puis elle est redescendue, elle s’est avancée sous le vitrail… Elle occupait tout notre Passage… Elle pavanait en hauteur… Elle a pas voulu qu’il en reste un seul boutiquier en boutique… un seul des voisins dans sa turne… Même la Méhon venait avec nous. Il lui était poussé trois mains et puis quatre gants enfilés… Je voyais qu’on partait s’amuser. Les mots dansaient autour de nous comme autour des gens du théâtre… Des vives cadences, des imprévus, des intonations magnifiques… Des irrésistibles…
De nos dentelles, la grande cliente elle s’en est fourré plein les manches… Elle les fauchait à pleine vitrine, elle essayait pas de se cacher, elle s’est recouverte de guipures, des mantilles entières, d’assez de chasubles pour recouvrir vingt curés… Elle se grandissait à mesure dans les frous-frous et les ajours…
Tous les petits vauriens du Passage… les revendeurs en parapluies… Visios aux blagues à tabac… les demoiselles du pâtissier… Ils attendaient Mme Cortilène la fatale, elle était là à côté de nous… Son revolver en bandoulière, rempli de parfums… Elle vaporisait tout autour… Mme Gounouyou, des voilettes, celle qui restait enfermée depuis tant d’années à cause de ses yeux chassieux, et le gardien tout en bicorne, ils se concertaient à présent, comme avant une fête, nippés sur leur 31 et le petit Gaston lui-même, un des petits relieurs décédés, il était revenu tout exprès, il tétait justement sa mère. Sur ses genoux bien sage, il attendait qu’on le promène. Elle lui gardait son cerceau.
Du cimetière de Thiais, la vieille tante Armide, elle s’est annoncée, elle arrivait en calèche au bout du Passage. Elle venait faire un tour… Elle était devenue si vieille depuis l’hiver précédent, qu’elle avait plus de figure du tout, rien qu’une pâte molle à la place… Je l’ai reconnue quand même à cause de l’odeur… Elle donnait le bras à maman. Mon père Auguste était fin prêt, un peu en avance comme toujours. Sa montre elle lui pendait au cou, grosse comme un réveille-matin. Habillé tout à fait spécial, redingote, chapeau canotier, bicyclette en ébonite, baguite apparent, bas bien moulés par ses mollets. Gaudin, il me gênait davantage, une fleur à la boutonnière. Ma pauvre mère, en grande confusion, lui renvoyait ses compliments… Mme Méhon, la canasse, elle portait Tom en équilibre sur son chapeau à même les plumes… Elle lui faisait mordre tous les passants.
À mesure qu’on avançait, qu’on suivait la grande cliente, on était de plus en plus nombreux, on se bigornait dans son sillon… Et la dame grandissait toujours… Elle était forcée de se courber pour pas défoncer notre vitrail… L’imprimeur aux cartes de visite, il a bondi hors de sa cave, juste au moment où nous passions, il trimbalait ses deux chiards, devant lui, dans une petite voiture, et des pas très vivants non plus… emmitouflés en billets de banque… Rien que des cent francs… Rien que des faux… C’était sa combine… Le marchand de musique du 34, qui possédait un gramophone, six mandolines, trois cornemuses et un piano, il voulait rien abandonner… Il a voulu tout qu’on emporte. On s’est attelés sur une vitrine ; tout par l’effort s’est écroulé… Ça fit un énorme barouf !
Des coulisses du café-concert le « Grenier-Mondain » en face au 96, voilà qu’il débouche un orchestre de parfaits solistes… Ils se rassemblent loin de la géante. Ils mugissent trois accords fameux… Violons, cornemuses et harpes… Tromblons et basses soufflent dedans, grattent dessus si bien, si fort, que toute la meute hurle de plaisir…
Les ouvreuses aux fragiles bonnets sautillent, pimpantes, grêles alentour… Elles voltigent dans les mandarines… Au 48, les trois vieilles sœurs tapies depuis cinquante-deux ans, si courtoises, si patientes toujours avec leurs clientes, vident d’un seul coup leur magasin, à grands coups de trique… Deux chipies crèvent sur leur trottoir, éventrées… Les trois vieilles alors s’attachent une chaufferette au cul pour se mettre à courir plus vite… De la dame immense il pleut des objets partout. Des bibelots volés. Il lui en retombe de tous les plis… Sa garniture se débine… Elle les repique au fur et à mesure… Devant César, le bijoutier, elle s’est rafistolé sa robe, elle s’est recouverte de sautoirs et de perles entièrement fausses… Tout le monde en a ri… Et puis un saladier entier de pierres améthystes qu’elle a semées à pleines poignées à travers la lunette d’en haut… On est tous tournés violet. Avec les topazes de l’autre récipient, elle a criblé le grand vitrage… Tout de suite, tout le monde est devenu jaune… On était presque arrivés au bout du Passage… Y avait foule immense devant notre cortège et ça cavalait fort derrière… La papetière du 86 à qui j’avais fauché tant de crayons, elle se cramponnait à ma culotte… Et la veuve des armoires anciennes où j’avais si souvent pissé, elle me cherchait à fond la biroute !… Je rigolais plus… Le revendeur des parapluies c’est lui qui m’a sauvé la mise, il m’a caché dans son ombrelle. Si la tante Armide m’avait repéré encore une fois, il aurait fallu que je l’embrasse en plein dans son fromage de tête…
L’oncle Édouard et son tricycle, c’est lui à présent qui filait mon père, il surveillait de si près l’asphalte, que sa bicyclette en pliait. Un gros caillou s’était logé dans sa narine. Le moteur tout doux roucoulait comme un amoureux ramier, mais les yeux d’Édouard tramaient au bout de deux ficelles, à même sur la route pour être bien certain de rien oublier… Devant son guidon, calfeutrée entre les coussins, tante Armide taillait la bavette avec un Monsieur tout en noir. Il enlaçait un thermomètre, un grand, quatre fois comme moi-même… C’était le médecin des Hespérides, il venait pour sa consultation… De sa figure consternée, jaillissait déjà mille particules lumineuses… Les voisins à cette vue, ils se découvraient jusqu’à terre. Et puis ils montraient leurs derrières. Il a craché dedans… Il avait pas le temps de s’arrêter. On s’est même précipités vers la sortie tous ensemble… On a envahi les Boulevards…