Les pavillons dont je cause, ils y sont toujours. Le nom de la rue seul a changé ; de « Plaisance » elle est devenue « Marne »… C’était la mode à un moment…
Bien des locataires ont passé, des solitaires, des familles entières, des générations… Ils ont continué de faire des trous, les rats aussi, les petites souris, les grillons et les cloportes… On les a plus du tout bouchés… C’est l’oncle Édouard qu’a repris tout ça. Les habitations à force de souffrir elles sont devenues des vraies passoires… Personne payait plus son terme… Les locataires avaient vieilli, ils étaient las des discussions… Mon oncle aussi fatalement… même des chiots ils en ont eu marre… Ils étaient plus déglingables. Ils avaient plus rien. Ils ont fait des débarras. Ils ont mis dedans leurs brouettes, les arrosoirs et leur charbon… À l’heure qu’il est, on ne sait même plus exactement qui les habite ces pavillons… Ils sont frappés d’alignement… Ils vont disparaître… On croit qu’ils sont dedans quatre ménages… Ils sont peut-être bien davantage… C’est des Portugais, semble-t-il…
Personne lutte pour l’entretien… Grand-mère, elle s’est tant donné de mal, ça lui a pas réussi… C’est de ça même qu’elle est morte au fond… C’est d’être restée en janvier, encore plus tard que d’habitude, à tripoter l’eau froide d’abord et puis l’eau bouillante… Exposée en plein courant d’air, à remettre de l’étoupe dans la pompe et à dégeler les robinets.
Autour de nous, les locataires, ils venaient avec leurs bougies, pour nous faire des réflexions et voir si le boulot avançait. Question des loyers ils demandaient encore un sursis. On devait repasser la semaine prochaine… On a repris la route de la gare…
En arrivant au guichet, elle a eu un étourdissement Grand-mère Caroline, elle s’est raccrochée à la rampe… C’était pas dans ses habitudes… Elle a ressenti plein de frissons… On a retraversé la place, on est entrés dans un café… En attendant l’heure du train, on a bu un grog à nous deux… En arrivant à Saint-Lazare, elle est allée se coucher tout de suite, directement… Elle en pouvait plus… La fièvre l’a saisie, une très forte, comme moi j’avais eu au Passage, mais elle alors c’était la grippe et puis ensuite la pneumonie… Le médecin venait matin et soir… Elle est devenue si malade qu’au Passage, nous autres, on ne savait plus quoi répondre aux voisins qui nous demandaient.
L’oncle Édouard faisait la navette entre la boutique et chez elle… L’état s’est encore aggravé… Elle voulait plus du thermomètre, elle voulait même plus qu’on sache combien ça faisait… Elle a gardé tout son esprit. Tom, il se cachait sous les meubles, il bougeait plus, il mangeait à peine… Mon oncle est passé à la boutique, il remportait de l’oxygène dans un gros ballon.
Un soir, ma mère est même pas revenue pour dîner… Le lendemain, il faisait nuit encore quand l’oncle Édouard m’a secoué au plume pour que je me rhabille en vitesse. Il m’a prévenu… C’était pour embrasser Grand-mère… Je comprenais pas encore très bien… J’étais pas très réveillé… On a marché vite… C’est rue du Rocher qu’on allait… à l’entresol… La concierge s’était pas couchée… Elle arrivait avec une lampe exprès pour montrer le couloir… En haut, dans la première pièce, y avait maman à genoux, en pleurs contre une chaise. Elle gémissait tout doucement, elle marmonnait de la douleur… Papa il était resté debout… Il disait plus rien… Il allait jusqu’au palier, il revenait encore… Il regardait sa montre… Il trifouillait sa moustache… Alors j’ai entrevu Grand-mère dans son lit dans la pièce plus loin… Elle soufflait dur, elle raclait, elle suffoquait, elle faisait un raffut infect… Le médecin juste, il est sorti… Il a serré la main de tout le monde… Alors moi, on m’a fait entrer… Sur le lit, j’ai bien vu comme elle luttait pour respirer. Toute jaune et rouge qu’était maintenant sa figure avec beaucoup de sueur dessus, comme un masque qui serait en train de fondre… Elle m’a regardé bien fixement, mais encore aimablement Grand-mère… On m’avait dit de l’embrasser… Je m’appuyais déjà sur le lit. Elle m’a fait un geste que non… Elle a souri encore un peu… Elle a voulu me dire quelque chose… Ça lui râpait le fond de la gorge, ça finissait pas… Tout de même elle y est arrivée… le plus doucement qu’elle a pu… « Travaille bien mon petit Ferdinand ! » qu’elle a chuchoté… J’avais pas peur d’elle… On se comprenait au fond des choses… Après tout c’est vrai en somme, j’ai bien travaillé… Ça regarde personne…
À ma mère, elle voulait aussi dire quelque chose. « Clémence ma petite fille… fais bien attention… te néglige pas… je t’en prie… » qu’elle a pu prononcer encore… Elle étouffait complètement… Elle a fait signe qu’on s’éloigne… Qu’on parte dans la pièce à côté… On a obéi… On l’entendait… Ça remplissait l’appartement… On est restés une heure au moins comme ça contractés. L’oncle il retournait à la porte. Il aurait bien voulu la voir. Il osait pas désobéir. Il poussait seulement le battant, on l’entendait davantage… Il est venu une sorte de hoquet… Ma mère s’est redressée d’un coup… Elle a fait un ouq ! Comme si on lui coupait la gorge. Elle est retombée comme une masse, en arrière sur le tapis entre le fauteuil et mon oncle… La main si crispée sur sa bouche, qu’on ne pouvait plus la lui ôter…
Quand elle est revenue à elle : « Maman est morte !… » qu’elle arrêtait pas de hurler… Elle savait plus où elle se trouvait… Mon oncle est resté pour veiller… On est repartis, nous au Passage, dans un fiacre…
On a fermé notre boutique. On a déroulé tous les stores… On avait comme une sorte de honte… Comme si on était des coupables… On osait plus du tout remuer, pour mieux garder notre chagrin… On pleurait avec maman, à même sur la table… On n’avait pas faim… Plus envie de rien… On tenait déjà pas beaucoup de place et pourtant on aurait voulu pouvoir nous rapetisser toujours… Demander pardon à quelqu’un, à tout le monde… On se pardonnait les uns aux autres… On suppliait qu’on s’aimait bien… On avait peur de se perdre encore… pour toujours… comme Caroline…
Et l’enterrement est arrivé… L’oncle Édouard, tout seul, s’était appuyé toutes les courses… Il avait fait toutes les démarches… Il en avait aussi de la peine… Il la montrait pas… Il était pas démonstratif… Il est venu nous prendre au Passage, juste au moment de la levée du corps…
Tout le monde… les voisins… des curieux… sont venus pour nous dire : « Bon courage ! » On s’est arrêtés rue Deaudeville pour chercher nos fleurs… On a pris ce qu’il y avait de mieux… Rien que des roses… C’étaient ses fleurs préférées…
✩
On s’y faisait pas à son absence. Même mon père ça l’a bouleversé… Il avait plus que moi pour les scènes… Et malgré la convalescence, je me trouvais encore tellement faible que j’étais plus intéressant. Il me voyait tellement décati, qu’il hésitait à m’agonir…
Je me traînais d’une chaise sur une autre… J’ai maigri de six livres en deux mois. Je végétais dans la maladie. Je rendais toute l’Huile de Foie de Morue…