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Plus loin, c’est Villeneuve-Saint-Georges… La travée grise de l’Yvette après les coteaux… En bas, la campagne… la plaine… le vent qui prend son élan… trébuche au fleuve… tourmente le bateau-lavoir… C’est l’infini clapotis… les triolets des branches dans l’eau… De la vallée… En vient de partout… Ça module les brises… Il est plus question des dettes… On n’en parle plus… C’est la force de l’air qui nous grise… On déconne avec l’oncle Arthur… Il veut nous faire traverser. Ma mère refuse qu’on s’embarque… Il monte tout seul dans un bachot. Il va nous montrer ses talents. Il rame à contre-courant. Mon père s’anime et lui prodigue mille conseils, l’exhorte à toutes les prudences. Même ma pauvre mère se passionne. Elle se méfie déjà du pire. Elle boite, elle nous accompagne tout le long de la rive…

L’oncle Arthur dérange les pêcheurs, de leur banquette ils sèment au vol les asticots… Ils l’enguirlandent énormément… Il cafouille dans les nénuphars… Il va se remettre en action… Il transpire comme trois athlètes. Il tourne, il prend le petit goulet, il faut qu’il oblique en vitesse vers les sablières, qu’il se réfugie de la « grande Touilleuse ». Elle s’annonce de loin, La Fleur-des-carrières elle avance à la force des chaînes, dans un formidable boucan… Elle tire sur le fond du fleuve… Elle fait tout remonter alors… Tous les limons et les cadavres et les brochets… Elle éclabousse, défonce les deux rives à la fois… C’est la terreur et le désastre partout quand elle passe. La flottille des bords capote, carambole dans les piquets… Trois biefs à la fois chahutent… C’est la catastrophe des bateaux ! La voilà qui sort de sous le pont, La Fleur des carrières. Elle bringuebale dans le fond de sa carcasse et sur ses balcons, toute la quincaillerie, les catapultes et la timonerie d’un enfer. Elle traîne derrière elle au moins vingt chalands bourrés d’escarbilles… C’est pas le moment de pavaner !… Mon oncle il se prend dans un filin… Il a pas le temps de toucher la rive… Au clapot, son bachot soulève… son beau galure tombe au jus… Il se penche, il veut faire un effort… Il perd sa rame… Il s’affole… Il rebiffe… Il bascule… Il tombe au sirop exact comme « les Joutes Lyonnaises » en arrière « plat cul » !… Heureusement qu’il sait nager !… On se précipite, on le cajole, on le félicite… l’Apocalypse est déjà loin… là-bas vers Ris-Orangis en train de semer d’autres terreurs.

Tout le monde se retrouve à la Perte du Goujon, le rendez-vous des éclusiers, on se congratule… C’est le moment des apéros… À peine le temps de se sécher, mon oncle Arthur réunit toutes ses connaissances… Il a une idée !… Pour un club des « Frères de la Voile ». Les pêcheurs sont moins enthousiastes… Il ramasse les cotisations… Les petites amies viennent l’embrasser… Nous restons encore pour la soupe… Sous les lampions, entre les moustiques et le potage, l’oncle pousse déjà sa romance : « Un poète m’a dit… » On ne veut plus du tout qu’il retourne à l’étang l’oncle Arthur… On l’accapare… Il ne sait plus où se donner…

Nous sommes repartis vers la gare… On s’est éclipsés en douce pendant qu’il roucoulait encore… Mais mon père était pas content… Surtout à la réflexion… Il marronnait à l’intérieur… Il s’en voulait énormément de pas lui avoir dit son fait… Il avait manqué d’aplomb. On y est retourné encore une fois. Il avait un nouveau canot avec une vraie voile Arthur… et même un petit foc au bout… Il louvoyait en chantant Sole mio. Il faisait beaucoup d’écho dans les Sablières avec sa jolie chanson. Il était ravi… C’était plus tenable pour papa… Ça pouvait pas continuer… Bien avant l’apéritif, on a filé comme des péteux… On nous a pas vus repartir… On y est jamais retourné le voir… C’était plus possible sa fréquentation… Il nous débauchait…

Comme y avait juste dix ans qu’il faisait partie de la Coccinelle, mon père il a eu des vacances, quinze jours et payés…

Qu’on s’en aille comme ça tous les trois c’était pas très raisonnable… C’était des sommes folles… Mais il faisait un été terrible et dans le Passage on en crevait, moi surtout qu’étais le plus livide, qui souffrais de croissance. Je tenais plus en l’air d’anémie. On a été voir le médecin, il m’a trouvé inquiétant… « C’est pas quinze jours ! C’est trois mois qu’il lui faudrait, au grand air !… » Voilà comment il a parlé.

« Votre Passage, qu’il a dit en plus, c’est une véritable cloche infecte… On n’y ferait pas venir des radis ! C’est une pissotière sans issue… Allez-vous-en !… »

Il était si catégorique, que ma mère est rentrée en larmes… Il a fallu qu’on trouve un joint. On voulait pas taper trop fort dans les trois mille francs d’héritage… Ils ont donc alors résolu de tenter encore les marchés : Mers… Onival et surtout Dieppe… Il a fallu que je promette de me tenir tout à fait peinard… de plus bombarder les cadrans… de plus obéir aux voyous… de plus quitter ma mère d’un pouce… J’ai juré tout ce qu’on a voulu… d’être sage et même reconnaissant… qu’en revenant je ferais bien des efforts pour passer mon certificat…

Ainsi rassurés sur mon compte, ils ont dit qu’on pouvait partir. On a fermé le magasin. On irait d’abord à Dieppe, avec ma mère, se rendre compte un mois d’avance… Mme Divonne viendrait regarder de temps à autre s’il se passait rien d’insolite pendant notre absence… Papa il nous rejoindrait plus tard, il ferait la route en bicyclette… Il passerait deux semaines avec nous…

Aussitôt là-bas, nous deux, on s’est débrouillés très vite, on n’a vraiment pas eu trop de mal. On logeait au-dessus d’un café Aux Mésanges. Deux matelas par terre chez une employée des Postes. Le seul ennui c’était l’évier, il sentait pas bon.

Quand il s’est agi de déballer sur la Grand-Place les marchandises, ma mère a pris peur tout d’un coup. Nous avions pris un choix complet de fanfreluches, de broderies et de colifichets extrêmement volages. C’était bien risqué d’établir tout ça en plein air, dans une ville qu’on ne connaissait pas… Réflexion faite, on a préféré relancer nous-mêmes les clientes, c’était bien du mal certainement, mais on risquait moins d’être fauchés… D’un bout à l’autre de l’Esplanade, devant la mer, on s’est tapé le porte à porte… C’était un boulot. Il pesait lourd notre barda. On attendait devant les villas, sur le banc d’en face. Y avait des moments opportuns, c’est quand ils avaient bien bouffé… Fallait entendre leur piano… Les voici qu’ils passent au salon !…

Ma mère alors bondissait, sautillait sur la sonnette… Elle était reçue mal ou bien… Elle arrivait à vendre quand même…

De l’air j’en ai pris beaucoup et de tellement fort, en abondance, que j’en étais saoul. La nuit même ça me réveillait. Je voyais plus que des bites, des culs, des bateaux, des voiles… Le linge sur les cordes à flotter ça me foutait des crampées terribles… Ça gonfle… Ça provoque… tous les pantalons des voisines…

La mer on s’en méfiait d’abord… On passait autant que possible par les petites rues abritées. La tempête ça donne du délire. J’arrêtais plus de me l’agiter.

Dans la chambre à côté de la nôtre, y avait le fils d’un représentant. On faisait tous nos devoirs ensemble. Il me tâtait un peu la berloque, il se branlait encore plus que moi. Il venait là, lui, tous les ans, alors il connaissait bien tous les genres de tous les navires. Il m’a appris tous les détails et leurs gréements et leurs misaines… Les trois-mâts barques… Les carrés… Les trois-mâts goélettes… Je m’intéressais avec passion pendant que maman faisait les villas…