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André, il faisait semblant de pas me voir, il s’apportait exprès là-haut Les Belles Aventures Illustrées. Il les lisait pour lui seul. Il les étalait sur les planches… Si je lui causais, même au plus fort de ma voix… il faisait semblant de pas m’entendre. Il frottait ses chiffres à la brosse. Tout ce que je pouvais dire ou faire ça lui semblait louche. Dans son estime j’étais un traître. Si jamais il perdait sa place, il me l’avait souvent raconté, sa tante lui foutrait une telle danse, qu’il s’en irait à l’hôpital… Voilà ! C’était convenu depuis toujours… Tout de même moi je pouvais plus y tenir qu’il me considère comme une salope.

« Dis donc, André, que je lui ai fait, à bout d’astuce. Tu devrais tout de même bien te rendre compte, que c’est pas moi qui veux te virer !… »

Il me répondait rien encore, il continuait de marmonner dans ses images… Il se lisait tout haut. Je me rapproche… Je regarde aussi ce que ça racontait… C’était l’histoire du Roi Krogold… Je la connaissais bien moi l’histoire… Depuis toujours… Depuis la Grand-mère Caroline… On apprenait là-dedans à lire… Il avait qu’un vieux numéro, un seul exemplaire…

« Dis donc André, que je lui propose. Moi tu sais je connais toute la suite ! Je la connais par cœur !… » Il répondait toujours rien. Mais quand même je l’influençais… Il était intéressé… Il l’avait pas l’autre numéro…

« Tu vois », que j’enchaîne… Je profite de la circonstance. « Toute la ville de Christianie s’est réfugiée dans l’église… Dans la cathédrale, sous les voûtes, grandes comme quatre fois Notre-Dame… Ils se mettent tous à genoux… là-dedans… Tu entends ?… Ils ont peur du Roi Krogold… Ils demandent pardon au Ciel d’avoir trempé dans la guerre !… D’avoir défendu Gwendor !… Le Prince félon !… Ils savent plus où se déposer… Ils tiennent à cent mille sous la voûte !… Personne oserait plus sortir !… Ils savent même plus leurs prières tellement qu’ils en sont épouvantés !… Ils bafouillent à bloc ! les vieux, les marchands, les jeunes, les mères, les curés, les foireux, les petits enfants, les belles gonzesses, les archevêques, les sergents de ville, ils en font tous dans leurs frocs… Ils se prosternent les uns dans les autres… C’est un amalgame terrible… Ça grogne, ça gémit… Ils osent même plus respirer tellement l’heure est grave… Ils supplient… Ils implorent… Qu’il brûle pas tout le Roi Krogold… Mais seulement un peu les faubourgs… Qu’il brûle pas tout pour les punir !… Les Halles, ils y tiennent ! les greniers, la balance, le presbytère, la Justice et la Cathédrale !… La Sainte Christianie… La plus magnifique de toutes ! Ils savaient plus personne où se mettre ! Tellement qu’ils sont ratatinés… Ils savent plus comment disparaître…

« On entend alors, d’en bas, de l’autre côté des murailles l’énorme rumeur qui monte… C’est l’avant-garde du Roi Krogold… la rafale des lourdes ferrures sur le Pont-Levis… Ah ! oui certainement ! Et la cavalerie d’escorte !… Le Roi Krogold est devant la porte… Il se dresse sur ses étriers… On entend cliqueter mille armures… Les chevaliers qui traversent tout le faubourg Stanislas… La ville immense semble déserte… Plus personne devant le Roi… À la suite voici la cohue des valets… La porte n’est jamais assez large… Le charroi s’étrangle à passer… On éventre de chaque côté les hautes murailles… Tout s’écroule !… Les fourgons, les légions, les barbares se ruent, les catapultes, les éléphants, la trompe en l’air, déferlent par la brèche… Dans la ville tout est muet, transi… Beffrois… Couvents… Demeures… Échoppes… Rien qui bouge…

« Le Roi Krogold s’est arrêté aux premières marches du parvis… Autour de lui, les 23 dogues jappent, bondissent, escaladent… Sa meute est célèbre dans les combats d’ours et d’aurochs… Ils ont dépecé, ces molosses, des forêts entières… de l’Elbe aux Carpates… Krogold, malgré le vacarme, entend la rumeur des cantiques… de cette foule tassée, cachée, traquée sous la voûte… Cette noire prière… Les énormes battants pivotent… Il voit Krogold alors, que ça grouille tout devant lui… Au fond de cette ombre… Tout un peuple réfugié ?… Il craint la traîtrise… Il ne veut pas s’engager… Les orgues grondent… Leur tonnerre déferle tout à travers les trois porches… La défiance !… Cette ville est félonne !… Le sera toujours !… Il lance au Prévôt l’ordre qu’on vide à l’instant même toutes les voûtes… Trois mille valets foncent, cabossent, tabassent… désossent… La mêlée cède, se reforme autour d’eux… s’écrase aux portes… s’agglomère dans les pourtours… Les spadassins sont absorbés… Autant de charges ne servent à rien… Le Roi toujours en selle attend… Son percheron, l’énorme et poilu piaffe… Le Roi dévore une grosse barbaque, un gigot ; il mord en plein dedans, à pleins crocs… Il déchiquette, il enrage… Là-dessous ça n’avance donc plus ?… Le Roi se redresse encore un coup sur ses étriers… Il est le plus costaud de la horde… Il siffle… Il appelle… Il rassemble la meute tout autour… Il brandit sa grosse bidoche par-dessus sa couronne… Il la balance à pleine volée… au loin dans le noir… Elle retombe au milieu de l’église… En plein dans les accroupis… Toute la meute rebondit hurlante, jaillissante partout… Les dogues à tort à travers déchirent… égorgent… arrachent… C’est une panique atroce. Les beuglements redoublent… Toute la houle en transe déferle, vers les porches… C’est l’écrabouillade… le torrent, l’avalanche jusqu’aux ponts-levis… Contre les murailles, ça va s’écraser… Entre les piques et les chariots… À présent devant le Roi la perspective est dégagée… Toute la cathédrale est à lui… Il pousse son cheval… Il entre… Il ordonne un grand silence… À la meute… aux gens… à l’orgue… à l’armée… Il avance encore deux longueurs… Il a passé les trois portiques… Il dégaine lentement… Son immense épée… Il fait avec un grand signe de croix… Et puis il l’envoie au loin… tout à fait loin à la volée… Jusqu’au beau milieu de l’autel !… La guerre est finie !… Son frère, l’évêque, se rapproche… Il se met à genoux… Il va chanter son “ credo ”. »

Voilà, on a beau dire, beau prétendre, ça fait quand même son effet. Petit André, il aurait bien demandé au fond que je raconte la suite… que j’ajoute encore des détails… Il aimait bien les belles histoires… Mais il redoutait que je l’influence… Il trifouillait dans le fond de sa boîte… Il chahutait ses petits zincs… ses bichons… Il voulait pas que je l’ensorcelle… Qu’on redevienne amis comme avant…

Le même tantôt, je remonte encore avec une autre cargaison… Il me recausait toujours pas… J’étais bien fatigué, je m’installe. Je voulais absolument qu’il me parle. Je fais : « Tiens, André, je connais encore tout l’autre chapitre quand ils partent tous les marchands et qu’ils s’en vont en Palestine… Avec Thibaud pour la Croisade… Qu’ils laissent pour garder le château… le troubadour, avec Wanda la princesse… Tu ne sais rien toi, de ces choses-là ? C’est superbe à écouter ! la vengeance de Wanda surtout, la manière qu’elle lave son injure dans le sang… qu’elle va humilier son père. »

Le petit André il écartait les esgourdes. Il voulait pas m’interrompre, mais je l’ai entendu le frôlement le long du couloir… Je voulais garder le charme des choses. D’un coup je vois au petit carreau la tronche à Lavelongue !… Je bondis… Il avait dû monter à la seconde pour me prendre… On l’a sûrement rencardé… Je sursaute… Je renfile mes pompes… Il me fait seulement un petit signe…

« Très bien ! très bien Ferdinand ! Nous réglerons tout ça plus tard ! Ne bougez plus mon garçon !… »