Ça n’a pas traîné. Le lendemain j’arrive à midi, ma mère me prévient…
« Ferdinand, qu’elle commence tout de suite… Déjà tout à fait résignée, absolument convaincue… M. Lavelongue sort d’ici !… en personne !… lui-même ! Tu sais ce qu’il m’a dit ?… Il ne veut plus de toi au magasin ! Voilà ! C’est du propre ! Il était déjà mécontent, mais à présent c’est un comble ! Tu restes, me dit-il, des heures caché au grenier !… Au lieu d’avancer ton travail !… Et tu débauches le petit André !… Il t’a surpris ! Ne nie pas !… En train de raconter des histoires ! des dégoûtantes même !… Tu ne peux pas dire le contraire ! Avec un enfant du peuple ! Un enfant abandonné ! M. Lavelongue nous connaît depuis dix ans, heureusement mon Dieu ! Il sait que nous n’y sommes pour rien ! Il sait comment nous trimons ! Tous les deux ton père et moi pour te donner le nécessaire !… Il sait bien ce que nous valons ! Il nous estime ! Il a pour nous des égards. Il m’a demandé de te reprendre… Par considération pour nous, il ne te renverra pas… Il nous épargnera cet affront !… Ah ! quand je vais lui dire à ton père !… Il en fera une maladie !… »
Alors lui il est arrivé, il rentrait tout juste du bureau. Quand il a ouvert la porte, elle s’est remise au récit… En entendant les circonstances, il se retenait à la table. Il en croyait pas ses oreilles… Il me regardait du haut en bas, il en haussait les épaules… Elles retombaient d’accablement… Devant un tel monstre plus rien n’était compréhensible ! Il rugissait pas… Il cognait même plus… Il se demandait comment subir ?… Il abandonnait la partie. Il se balançait sur sa chaise… « Hum !… Hum !… Hum !… » qu’il faisait seulement aller et retour… Il a dit à la fin quand même… :
« Alors tu es encore plus dénaturé, plus sournois, plus abject que j’imaginais, Ferdinand ? »
Après il a regardé ma mère, il la prenait à témoin qu’il y avait plus rien à tenter… Que j’étais irrémédiable…
Moi-même je restais atterré, je me cherchais dans les tréfonds, de quels vices immenses, de quelles inouïes dépravations je pouvais être à la fin coupable ?… Je ne trouvais pas très bien… J’étais indécis… J’en trouvais des multitudes, j’étais sûr de rien…
Mon père, il a levé la séance, il est remonté dans la chambre, il voulait penser tout seul… J’ai dormi dans un cauchemar… Je voyais tout le temps, le petit André, en train de raconter des horreurs à M. Berlope…
Le lendemain tantôt, on a été avec maman chercher mon certificat… M. Lavelongue nous l’a remis en personne… En plus il a voulu me causer…
« Ferdinand ! qu’il a fait comme ça : Eu égard à vos bons parents, je ne vous renverrai pas… Ce sont eux qui vous reprennent !… De leur plein gré ! Vous comprenez la différence ?… J’éprouve de la peine, croyez-le, à vous voir partir de chez nous. Seulement voilà ! vous avez par votre inconduite semé beaucoup d’indiscipline à travers tous les rayons !… Moi, n’est-ce pas, je suis responsable !… Je sévis ! c’est juste !… Mais que cet échec vous fasse sérieusement réfléchir ! Le peu que vous avez appris vous servira sûrement ailleurs ! Aucune expérience n’est perdue ! Vous allez connaître d’autres patrons, peut-être moins indulgents encore !… C’est une leçon qu’il vous fallait… Eh bien ! vous l’avez Ferdinand ! Et qu’elle vous profite !… À votre âge tout se rattrape !… » Il me serrait la main avec beaucoup de conviction. Ma mère était émue comme il est pas possible de dire… Elle se tamponnait les yeux.
« Fais des excuses, Ferdinand ! qu’elle m’a ordonné, comme on se levait pour partir… Il est jeune, Monsieur, il est jeune !… Remercie M. Lavelongue de t’avoir donné malgré tout un excellent certificat… Tu ne le mérites pas, tu sais !
— Mais ce n’est rien, ma chère Madame, absolument rien, je vous assure. C’est bien là moindre des choses ! Ferdinand n’est pas le premier jeune homme qui part un peu du mauvais pied ! Hé ! là ! là ! non. Dans dix ans d’ici, tenez, c’est lui-même, j’en suis certain, qui viendra me dire… là… À moi ! tout en personne :
« “ M. Lavelongue, vous avez bien fait ! Vous êtes un brave homme ! Grâce à vous j’ai compris ! ”… Mais aujourd’hui, il m’en veut !… Mais c’est bien normal !… » Ma mère protestait… Il me tapotait sur l’épaule. Il nous montrait la sortie.
Dès le lendemain, pour la réserve, ils ont fait venir un autre roupiot… Je l’ai su… Il a pas duré trois mois… Il se ramassait dans toutes les rampes… Il était crevé au boulot.
Mais moi ça m’avançait pas d’être coupable ou innocent… Je devenais un vrai problème pour toute la famille. L’oncle Édouard il s’est mis en chasse d’une autre place pour moi, dans la Commission, que je refasse encore mes débuts. Ça lui était plus si commode… Il fallait que je change de « partie »…
J’avais déjà un passé… Il valait mieux qu’on en cause pas. C’est d’ailleurs ce qu’on a décidé.
✩
Une fois la surprise passée, mon père a rebattu la campagne… Il a recommencé l’inventaire de tous mes défauts, un par un… Il recherchait les vices embusqués au fond de ma nature comme autant de phénomènes… Il poussait des cris diaboliques… Il repassait par les transes… Il se voyait persécuté par un carnaval de monstres… Il déconnait à pleine bourre… Il en avait pour tous les goûts… Des juifs… des intrigants… les Arrivistes… Et puis surtout des Francs-Maçons… Je ne sais pas ce qu’ils venaient faire par là… Il traquait partout des dadas… Il se démenait si fort dans le déluge, qu’il finissait par m’oublier…
Il s’attaquait à Lempreinte, l’affreux des gastrites… au Baron Méfaize, son directeur général… À n’importe qui et quoi, pourvu qu’il se trémousse et bouillonne… Il faisait un raffut horrible, tous les voisins se bidonnaient.
Ma mère se traînait à ses pieds… Il en finissait pas de rugir… Il retournait s’occuper de mon sort… Il me découvrait les pires indices… Des dévergondages inouïs ! Après tout, il se lavait les mains !… Comme Ponce Pilate !… qu’il disait… Il se déchargeait la conscience…
Ma mère me regardait… « son maudit »… Elle se faisait une triste raison… Elle voulait plus m’abandonner… Puisque c’était évident que je finirais sur l’échafaud, elle m’accompagnerait jusqu’au bout…
✩
On n’avait qu’une chose de commun, dans la famille, au Passage, c’était l’angoisse de la croûte. On l’avait énormément. Depuis les premiers soupirs, moi je l’ai sentie… Ils me l’avaient refilée tout de suite… On en était tous possédés, tous, à la maison.
Pour nous l’âme, c’était la frousse. Dans chaque piaule, la peur de manquer elle suintait des murs… Pour elle on avalait de travers, on escamotait tous les repas, on faisait « vinaigre » dans nos courses, on zigzaguait comme des puces à travers les quartiers de Paris, de la Place Maubert à l’Étoile, dans la panique d’être vendus, dans la peur du terme, de l’homme du gaz, la hantise des contributions… J’ai jamais eu le temps de me torcher tellement qu’il a fallu faire vite.
Depuis mon renvoi de chez Berlope, j’ai eu en plus, pour moi tout seul, l’angoisse de jamais me relever… J’en ai connu des misérables et des chômeurs et des centaines, ici, dans tous les coins du monde, des hommes qu’étaient tout près de la cloche… Ils s’étaient pas bien défendus !
Moi, mon plaisir dans l’existence, le seul, à vraiment parler, c’est d’être plus rapide que « les singes » dans la question de la balance… Je renifle le coup vache d’avance… Je me gafe à très longue distance… Je le sens le boulot dès qu’il craque… Déjà j’en ai un autre petit qui pousse dans l’autre poche. Le patron c’est tout la charogne, ça pense qu’à vous débrayer… L’effroi du tréfonds, c’est d’être un jour « fleur », sans emploi… J’en ai toujours traîné un moi, un n’importe quel infect affure… J’en becquette un peu comme on se vaccine… Je m’en fous ce qu’il est… Je le baguenaude à travers les rues, montagnes et mouscailles. J’en ai traîné qu’étaient si drôles, qu’ils avaient plus de forme, ni contour ni goût… Ça m’est bien égal… Tout ça n’a pas d’importance. Plus ils me débectent, plus ils me rassurent…