Robert, il se relevait exprès. Il les avait regardés souvent, pendant qu’ils baisaient les Gorloge. Le lendemain, il me racontait tout, seulement il tenait plus en l’air… Il avait les yeux qui refermaient tellement qu’il s’était astiqué…
Le petit Robert, son tapin c’était surtout les filigranes… les entames… Il passait dans les petits « à jour » les plus minuscules avec une lime grosse comme un cheveu… En plus il donnait la patine dans tous les « finis »… C’était même plus des résilles… des véritables toiles d’araignée… À force de loucher sur ses pièces il s’en faisait mal aux calots… Il s’interrompait alors pour arroser l’atelier.
Antoine, il lui passait rien, il l’avait toujours à la caille. Il pouvait pas me blairer non plus. On aurait voulu le poirer nous en train de se farcir la patronne. Il paraît que c’était arrivé… Robert, il le prétendait toujours, mais il en était pas certain… C’était peut-être que des ragots. À table, il était intraitable, Antoine, au moment des repas, personne pouvait le contredire. À la moindre remarque de travers il se foutait en crosse, il paquetait déjà ses outils. On lui promettait une augmentation… Dix francs… même cent sous… « Va chier ! qu’il répondait, brûle-pourpoint, au miteux Gorloge… Vous me faites transpirer !… Vous avez plutôt pas de godasses !… De quoi que vous allez me promettre ?… Encore des “ salades ” ?
— Vous emportez pas, Antoine ! Je vous assure que ça reprendra !… Un jour !… J’en suis persuadé !… Bientôt… Plus tôt que vous pensez !…
— Ça reprendra la peau de mes burnes ! Oui !… Ça reprendra quand je serai Archevêque !… »
Voilà comment qu’ils se répondaient. Ça n’avait plus de bornes. Le patron il tolérait tout. Il avait trop peur qu’il s’en aille. Il voulait rien foutre par lui-même… Il voulait pas se gâcher les mains. En attendant le Renouveau… Son plaisir c’était le café-crème et puis de regarder par la fenêtre en fumant sa pipe… Le Panorama du Marais… Surtout s’il pleuvait un peu… Ça le dérangeait qu’on lui cause… On pouvait faire tout ce qu’on voulait du moment qu’on lui demandait rien. Il nous prévenait franchement lui-même : « Faites donc comme si j’étais pas là ! »
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Je trouvais toujours pas d’acquéreurs, ni pour le « gros » ni en « détail »… Elles me restaient toutes sur les bras mes rousselettes et mes chimères… Cependant j’avais tout entrepris… De la Madeleine jusqu’à Belleville… Tout parcouru… Tout tenté… Pas une porte que je n’aie poussée tôt ou tard de la Bastille à Saint-Cloud… Toutes les brocantes… les horlogeries… depuis la rue de Rivoli jusqu’au cimetière de Bagneux… Les moindres juifs ils me connaissaient… Tous les « zizis »… tous les orfèvres… Je remportais jamais que des vestes… Ils voulaient de rien… Ça pouvait pas durer toujours… Les malheurs ça se fatigue aussi…
Un jour enfin, j’ai dérouillé. Ce miracle, il est survenu au coin de la rue Saint-Lazare… J’y passais cependant tous les jours !… Jamais je m’étais arrêté là. Un magasin de chinoiseries… À cent mètres de la Trinité. J’aurais dû remarquer pourtant qu’ils aimaient aussi les grimaces et pas des petites, des énormes ! Ils en tenaient des pleines vitrines ! Et pas pour rire, des vraies horreurs ! Dans le genre des miennes au fond… En somme aussi laides… Mais plutôt eux en « salamandres »… en dragons volants… en bouddhas sur d’énormes bides… complètement dorés tout autour… qui roulaient des yeux furibards… Ils fumaient par-derrière le socle… Genre « rêveries d’opium »… Et des rangées d’arquebuses et des hallebardes jusqu’au plafond… avec des franges et des verroteries clignotantes. De quoi rigoler. Il en redescendait plein de reptiles qui crachaient des feux… Vers les parquets… Entortillés sur les colonnes… Et cent parasols aux murs flamboyants des vifs incendies et puis un diable près de la porte, grandeur nature, tout environné de crapauds, leurs calots tout écarquillés par dix mille lanternes…
Puisqu’ils vendaient des trucs semblables, la réflexion m’est venue… un trait d’astuce… qu’ils pourraient bien aimer aussi mes petites marchandises personnelles ?
Je me paye alors de culot, je pénètre dans la portière… avec mes calebasses, je déballe… je bafouille forcément d’abord… j’amène enfin mon boniment.
Le mec, c’était un petit nougat tout bridé de la tronche, avec une voix de vieille daronne, tout futé, menu, il portait aussi une robe de soie à ramages, et des babouches sur planchettes, enfin le véritable magot, sauf le chapeau mou… D’abord, il mouffte pas grand-chose… Mais tout de même j’ai discerné que je lui tape un peu dans l’œil avec mon grand choix de sortilèges… mes mandragores… toutes mes méduses en tire-bouchon… mes broches en peaux de Samothrace… C’est du nanan pour un Chinois !… Il fallait venir d’aussi loin pour goûter mon assortiment…
Enfin, il sort de sa réserve… Il s’émeut même très franchement… Il s’enthousiasme… Il exulte… Il en bégaie d’impatience… Il me dit comme ça à brûle-pourpoint… « Je crois, mon cher petit jeune homme, que je vais être en mesure de faire quelque chose pour vous… » Il chantonne encore…
Il connaissait un amateur près du Luxembourg… Un Monsieur extrêmement convenable… Un véritable savant… qui raffolait des bijoux de grand style et d’art… tout à fait ma notoriété… C’était un Mandchou ce mec-là, il venait en vacances… il m’a rencardé du genre… Il fallait pas que je parle trop fort… Il détestait tous les bruits… Il m’a refilé son adresse… C’était pas un bel hôtel, c’était rue Soufflot… Le Chinois de la rue Saint-Lazare il demandait pour lui-même qu’une « fleur »… Si j’obtenais la commande… Rien que cinq pour cent… C’était pas exagéré… J’ai signé son petit papelard… J’ai pas perdu une seconde… J’ai même sauté rue des Martyrs, dans l’omnibus « Odéon ».
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Je le découvre mon amateur. Je montre mes cartons, je me présente. Je dépiaute mes échantillons. Il est plus bridé que l’autre encore… Il s’habille aussi en robe longue. Il est ravi de ce que j’apporte… Il en devient tout éloquent à découvrir de si belles choses…
Il me montre alors sur la carte, d’où qu’il vient lui… Du bout du monde… et même d’un peu plus loin encore, à gauche dans la marge… C’était le mandarin en vacances… Il voulait se ramener un bijou, seulement il voulait le faire ciseler… Il connaissait même son modèle, il y tenait absolument. Il fallait que je le lui exécute… Une vraie commande… Il m’a expliqué où je pouvais aller le copier… C’était au musée Galliera, au deuxième, dans la vitrine du milieu… Je pouvais pas me tromper, il m’a fait un petit dessin. Il m’a écrit le nom en grosses lettres : ÇÂKYA-MOUNI, ça s’appelait… Le Dieu du Bonheur !… Il voulait l’avoir très exact, en épingle pour sa cravate, parce que là-bas qu’il m’a prévenu : « Je m’habille à l’européenne. C’est moi qui rends la Justice ! »
C’était une idée… Il avait entièrement confiance. Il m’a donné deux cents francs de la main à la main, pour que j’achète le métal précieux… C’était plus commode. Comme ça on perdrait pas de temps…