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Le chagrin est venu quand même, d’une façon pire que j’aurais cru, au moment de partir. C’est difficile de s’empêcher. Quand on s’est trouvés tous les trois sur le quai de la gare du Nord, on n’en menait pas large… On se retenait par les vêtements, on essayait de rester ensemble… Dès qu’on était dans la foule, on devenait timides, furtifs… Même mon père, qui gueulait si fort au Passage, dehors, il perdait là tous ses moyens… Il se ratatinait. C’est à la maison seulement qu’il remuait la foudre et les tonnerres. À l’extérieur, il rougissait qu’on le remarque… Il regardait à la dérobée…
C’était une audace singulière, qu’on m’envoye si loin… Tout seul… Comme ça… On avait la trouille subitement… Ma mère qu’était la plus héroïque, elle a cherché des personnes qui s’en allaient de mon côté… Personne connaissait Rochester. Je suis monté retenir ma place… On m’a recommandé encore toutes les choses indispensables… La prudence la plus extrême… De pas descendre avant l’arrêt… De jamais traverser la voie… De regarder de tous les côtés… De pas jouer avec la portière… De redouter les vents coulis… De rien attraper dans les yeux… De me méfier aussi du filet des bagages… que ça vous assomme dans les tamponnements… J’emportais une valise bourrée, et de plus, une couverture, un genre d’énorme carpette, un tapis d’Orient à carreaux multicolores, un « plaid » de voyage vert et bleu… Il nous venait de Grand-mère Caroline. Personne avait jamais pu le vendre. Je le remportais dans son pays. Il sera parfait pour le climat ! Voilà ce qu’on pensait…
Il a fallu dans tout le boucan que je récite encore une fois tout ce qu’on m’avait forcé d’apprendre, tout ce qu’on me serinait depuis huit jours… « Brosse-toi chaque matin les dents… Lave-toi les pieds tous les samedis… Demande à prendre des bains de siège… Tu as douze paires de chaussettes… Trois chemises de nuit… Torche-toi bien aux cabinets… Mange et mâche surtout lentement… Tu te détruiras l’estomac… Prends ton sirop contre les vers… Perds l’habitude de te toucher… »
J’avais encore bien d’autres préceptes pour mon relèvement moral, pour ma réhabilitation. On me donnait tout avant que je quitte. J’emportais tout en Angleterre, des bons principes… Des excellents… et la grande honte de mes instincts. Je ne manquerais de rien. Le prix était entendu. Deux mois entiers payés d’avance. J’ai promis d’être exemplaire, obéissant, courageux, attentif, sincère, reconnaissant, scrupuleux, de ne plus jamais mentir, ni voler surtout, de ne plus mettre les doigts dans mon nez, de revenir méconnaissable, un vrai modèle, d’engraisser, de savoir l’anglais, de ne pas oublier le français, d’écrire au moins tous les dimanches. J’ai promis tout ce qu’on a voulu, pourvu qu’on me laisse tout de suite partir… Qu’on recommence pas une tragédie. Après qu’on avait tant parlé, on était à bout de bavardages… C’était le moment du départ. Il me venait des vilaines pensées, des sensations bien sinistres… Toute la moche incohérence des vapeurs, des foules, des sifflets, ça stupéfie… Je voyais là-bas au loin les rails qui foutaient le camp dans le tunnel. Moi aussi j’allais disparaître… J’avais des pressentiments tartes, je me demandais si les Anglais, ils seraient pas des fois plus vaches, salauds davantage, et bien pires que ceux d’ici ?…