Je les suis moi et ma valise… On me demande pas… On me sert d’abord… Tout un vrai bocal de sirop, du bien épais moussu noir… c’est amer… c’est de la bière ! C’est de la fumée en compote… On me rend deux ronds à « la reine », c’est celle qu’est morte justement, la gueule en peau de fesse… la belle Victoria… Je peux pas finir leur breuvage, ça m’écœure et j’ai bien honte ! Je retourne dans la procession. On repasse devant les voitures, les petites qui portent un lumignon entre les brancards… J’entends un véritable orchestre… Je cherche et je m’oriente… C’est tout près du débarcadère… Ça barde, ça fulmine, ça trombone dessous l’étamine étendue… Ils chantent en chœur… tout à fait faux… C’est étonnant comme ils arrivent à se torturer toute la bouche, la dilater, l’évaser comme un véritable trombone… Et se la rattraper encore… Ils en agonisent… Ils en crèvent dans les convulsions… C’est la prière, c’est les cantiques !… Une grande daronne elle a qu’un œil, elle va le sortir tant plus qu’elle gueule !… Elle se trémousse tant que son chignon lui retombe lentement sur le blaze avec le galure à rubans… Elle fait pas encore assez de bruit, elle arrache le piston de son homme, elle souffle dedans à son tour, elle en rend tout un poumon… Mais c’est un air de polka, un véritable rigodon… C’est terminé la tristesse… L’assistance se met à guincher, on s’enlace, on s’émulsionne, on se trémousse… L’autre frimant, celui qui la regarde, ça doit être sûrement son frangin, il lui ressemble avec de la barbe, en plus il a des lunettes et une belle « bâche » à inscription. Il a l’air de bouder celui-là… Il est plongé dans un bouquin… Tout d’un coup le voilà qui repart et en transe aussi ! Il arrache le clairon à sa sœur !… Il grimpe sur le tabouret, il crache un bon coup d’abord… Il se met à jacter… De la façon qu’il gesticule, qu’il se frappe le torse, qu’il fait l’extase, je vois que ça doit être un sermon… Les mots, il les fait gémir, il les torture d’une manière qu’est difficile à supporter… Les mecs d’à côté ils se gondolent. Il les défie, les interpelle, rien ne l’arrête… pas même les sirènes, celles des bateaux qui forcent au courant… Rien l’empêche de fulminer… Moi, il m’épuise… Il me ferme les châsses… Je m’assois sur ma couverture… Je me recouvre, personne me voit, je suis à l’abri des hangars… Il gueule toujours le « Salvation », il s’époumone, il m’abrutit… Il fait froid, mais je me protège… J’ai un peu plus chaud… c’est blanc la buée, c’est bleu après. Je suis juste contre une guérite… Il fait noir là, peu à peu… Je vais roupiller… De là-bas, qu’elle vient la musique… C’est un manège… un Barbarie… De l’autre côté de la rivière… Ça c’est le vent… C’est le clapotis…
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Un terrible râle de chaudière m’a réveillé en sursaut !… Un bateau longeait la rive… Il forçait contre courant… Les « Salvations » de tout à l’heure ils étaient barrés… Les nègres sautaient sur l’estrade… Ils cabriolaient en jaquette… Ils rebondissaient sur la chaussée… Les pans mauves frétillaient derrière, dans la boue et l’acétylène. Les « Ministrels » c’était inscrit sur leur tambour… Ils arrêtaient pas… Roulements… Dégagements… Pirouettes !… Une grande énorme sirène a déchiré tous les échos… Alors la foule s’est figée… On s’est rapprochés du bord, pour voir la manœuvre d’abordage… Je me suis calé dans l’escalier, juste tout près des vagues…
La marmaille des petits canots s’émoustillait dans les remous à la recherche du filin… La chaloupe, la grosse avec au milieu sa bouillotte, l’énorme tout en cuivre, elle roulait comme une toupie… Elle apportait les papiers. Il résistait dur au courant le « cargo » des Indes… Il tenait toujours la rivière dans le milieu du noir… Il voulait pas rapprocher… Avec son œil vert et son rouge… Enfin, il s’est buté quand même, le gros sournois, contre un énorme fagot qui retombait du quai… Et ça craquait comme un tas d’os… Il avait le nez dans le courant, il mugissait dans l’eau dure… Il ravinait dans sa bouée… C’était un monstre, à l’attache… Il a hurlé un petit coup… Il était battu, il est resté là tout seul dans les lourds remous luisants… On est retournés vers le manège, celui des orgues et des montagnes… La fête était pas terminée… Je me sentais mieux du roupillon… D’abord ça devenait une magie… Ça faisait tout un autre monde… Un inouï !… comme une image pas sérieuse… Ça me semblait tout d’un coup qu’on ne me rattraperait plus jamais… que j’étais devenu un souvenir, un méconnaissable, que j’avais plus rien à craindre, que personne me retrouverait jamais… J’ai payé pour les chevaux de bois, j’ai présenté ma petite monnaie. J’en ai fait trois tours complets avec des mômes qu’étaient bringues et des militaires… Elles étaient appétissantes, elles avaient des fioles de poupées, des mirettes comme des bonbons bleus… Je m’étais étourdi… J’ai voulu tournoyer encore… J’avais peur de montrer mon flouze… Je suis allé un peu dans le noir… J’ai déchiré ma doublure, je voulais sortir mon fafiot, la « Livre » entière. Et puis l’odeur d’une friture m’a dirigé vers l’endroit tout près d’une écluse… C’était les beignets… je sentais bien ça de loin, sur une carriole à petites roues.