La môme qui trifouillait la sauce, je peux pas dire qu’elle était jolie… Il lui manquait deux dents de devant… Elle arrêtait pas de rigoler… Elle avait un chapeau à franges qui croulait sous le poids des fleurs… C’était un jardin suspendu… et des voiles, des longues mousselines qui retombaient dans sa marmite, elle les enlevait aimablement… Elle paraissait extrêmement jeune pour s’affubler d’un truc pareil même à l’heure où nous nous trouvions… dans les conditions bizarres… il m’étonnait son bibi… Je pouvais pas m’en détacher. Elle me souriait toujours… Elle avait pas vingt piges la môme et des petits nénés insolents… et la taille de guêpe… et un pétard comme je les aime, tendu, musclé, bien fendu… J’ai fait le tour pour me rendre compte. Elle était toujours absorbée au-dessus des graillons… Elle était ni fière ni sauvage… Je lui ai montré ma monnaie… Elle m’a servi des fritures assez pour gaver une famille. Elle m’a pris qu’une petite pièce… Nous étions en sympathie… Elle voit bien avec ma valise que je descends tout juste du train… Elle tente de me faire comprendre des choses… Elle doit m’expliquer… Elle me parle très lentement… Elle détaille les mots… Alors là, je me sens tout rétif !… Je me rétracte… Il me passe des venins… Je fais affreux dès qu’on me cause !… J’en veux plus moi des parlotes !… Ça va ! J’ai mon compte !… Je sais où ça mène ! je suis plus bon ! Elle redouble de courtoisie, d’aménité, d’entreprise… Son trou de sourire il me dégoûte d’abord !… Je lui montre que je vais faire un tour du côté des bars… M’amuser !… Je lui laisse ma valise en échange, ma couverture… Je les pose à côté de son pliant… Je lui fais signe qu’elle me les conserve… Et je repique dans la vadrouille…
Tout affranchi, je reviens vers les boutiques… je traîne le long des victuailles… Mais j’ai bâfré, j’en peux plus… À présent c’est onze heures qui sonnent… Des rafales d’ivrognes arrivent… déferlent tout à travers l’esplanade… Ça vient, ça va, ça s’écrase contre la muraille des douanes, ça retombe, ça mugit, ça s’étend, ça s’éparpille… Ceux qui sont chlass en badine, raideur, cadence, boutonnés de travers, ils franchissent l’estaminet, ils piquent tout droit vers le comptoir… Ils restent là rien à dire, transis, soudés par le tintamarre mécanique, la « valse d’amour »… Moi, il me reste encore beaucoup de sous… J’ai rebu deux soupes à la bière, celle qui tire sur l’haricot…
Je suis ressorti avec un voyou et puis encore un autre roteur qu’avait un petit chat sous son bras. Il miaulait entre nous deux… Je pouvais plus beaucoup avancer… J’ai reculé dans le bar à côté… foncé dans la porte à battants… J’ai attendu sur le banc… le long du mur que ça revienne… avec tous les autres soiffards… Y avait des quantités de gonzesses en caracos, plumes et bérets, en canotiers à durs rebords… Tout ça parlait en animaux… avec des énormes aboiements et des renvois de travers… C’étaient des chiens, des tigres, des loups, des morpions… Ça gratte…
Dehors à travers le carreau, sur le trottoir, à présent, c’étaient des poissons qui passaient… On les voyait joliment bien… Ils allaient doucement… Ils ondulaient sur la vitrine… Ils venaient comme ça dans la lumière… Ils ouvraient la bouche, il en sortait de petits brouillards… c’étaient des maquereaux, des carpes… Ils avaient l’odeur aussi, ils sentaient la vase, le miel, la fumée qui pique… tout… Encore un petit coup à la bière… On pourra jamais se relever… Alors ça sera beaucoup mieux… Ils bavachent… Ils s’esbaudissent tous les fainéants… Toute la rangée se bigorne, se fout des claques à s’assommer les deux cuisses… Putains !…
Il s’arrête tout de même le piano, le tôlier nous fout tous dehors !… Je me retrouve encore dans la rue ! Je déboutonne tout mon col !… Je me sens vraiment mal foutu… Je me trimbale à travers les ombres. Je vois encore un petit peu les deux réverbères… pas beaucoup !… Je vois l’eau… Je revois des clapotis… Ah ! je vois aussi la descente. Je prends les marches une après l’autre… Je m’appuye, je suis très prudent… Je touche à la flotte… à genoux… je dégueule dessus… je fais des violents efforts… Je suis bien content… De plus haut, il m’arrive une rafale… une énorme… Tout un manger… Je vois le mec penché… Du refile… une bouffée glaireuse… Je veux me redresser ! Merde ! Je peux plus… Je m’assois encore… Je prends tout ! Tant pis !… Ça coule dans les yeux… Encore un hoquet… Ouah !… Je vois l’eau danser… en blanc… en noir… C’est vraiment froid. Je grelotte, j’en déchire mon froc… J’en peux plus de dégueuler… Je me raplatis dans un angle… C’est un beaupré du voilier qui me passe à travers… Il me frôle juste la tronche… Ils arrivent les gars ! C’est une véritable escadre !… Ah ! oui ! Ils sortent tout juste du brouillard… Ils poussent à la rame… Ils bordent à quai… Les voiles roulées à mi-mât… J’entends le troupeau qui radine… Ça piétine tout le long des embarquements, c’est la corvée qui arrive…
Je remonte pas du ras de la flotte… J’ai un peu moins froid… J’ai la tête en mou… Je suis tranquille… Bien régulier. Je fais de mal à personne… C’est des espèces de « tartanes »… Je m’y connais moi en navires… Il en arrive encore d’autres… Elles s’agglomèrent… Elles se tassent dans les vagues… Jusqu’à la lisse qu’elles plongent dans l’eau… Elles croulent sous les nourritures. Y a des légumes pour un monde… Y a des choux rouges, des oignons, des radis noirs, des navets en monticule, en cathédrales, ça flotte à contre-courant et remorque à la voile !… Ça se pavane dans les projecteurs… Ça jaillit d’un coup des ténèbres… Les manœuvres ont paré l’échelle… Ils avalent tous d’un coup leurs chiques. Ils accrochaient alors leurs « bloums » après leurs vestons d’alpaga… On aurait dit des comptables… Ils mettaient même des lustrines… C’était ainsi les dockers du temps d’autrefois… Ils échafaudaient des paniers, des piles étonnantes, des équilibres, le haut montait dans la nuit… Ils revenaient avec des tomates, ils se creusaient des profonds tunnels en plein dans le remblai… les choux-fleurs… Ils redisparaissaient dans les cales… Ils revenaient sous les lanternes… Ils repassaient pleins d’artichauts… Le rafiot il ne bandait plus, il croulait sous les passerelles… il en arrivait toujours d’autres, pour pomper les marchandises, des transbordeurs à la gomme.
Je m’étonne, j’ai les dents qui claquent… Je crève, oui littéralement. Je ne divague plus… J’ai un sursaut dans la mémoire… Où je l’ai mise ma couverture ? Je me souviens de la môme Graillon… Je passe d’une baraque à une autre… Enfin je la retrouve la mignonnette. Elle m’attendait justement. Elle avait déjà tout bouclé, toutes les marmites, sa grande fourchette, replié tout son bataclan… Elle avait plus qu’à s’en aller… Ça lui faisait plaisir que je revienne. Elle avait vendu toutes ses pâtes. Elle m’a même montré que c’était vide… les grosses frites… les pommes à l’huile… elle avait plus dans une assiette qu’un seul petit fromage de tête… Elle se l’est étalé sur du pain avec un couteau, une belle tranche, on se l’est divisée… J’avais faim encore un coup. Elle a remonté sa voilette pour mieux me dévisager. Elle me faisait des gestes de gronderie, que j’étais resté trop longtemps. Elle était déjà jalouse !… Elle a pas voulu que je l’aide pour tirer dans les brancards… C’était dans la ville son hangar où elle garait sa guimbarde. C’est moi qui portais le falot… J’avais pas tout vu de son chapeau… Il en restait à regarder, il lui en retombait jusqu’à la taille des colifichets garnitures. Une plume de paon, une immense, était nouée sous son menton par un foulard vraiment splendide, à ramages mauves et dorés.