Dehors, j’aimais pas qu’on me remarque… Je lui bottais un petit peu le train… Il me comprenait bien, il me foutait la paix… Pour sa récompense, je lui donnais des cornichons. J’en emportais une réserve, j’en avais toujours plein mes poches… C’était sa friandise exquise, avec ça, je le faisais marcher… Il se serait fait crever en pickles…
Notre salon se déplumait… Les bibelots sont barrés d’abord… et puis le divan capitonné rose, et puis les potiches, enfin pour finir les rideaux… Au milieu de la pièce, les derniers quinze jours, il ne restait plus que le Pleyel, un gros noir, monumental…
Ça me disait pas beaucoup de rentrer, puisqu’on avait plus très faim… On prenait des précautions, on emportait des provisions, on pillait un peu la cuistance au moment de sortir. Je me sentais plus pressé du tout… Même fatigué je me trouvais mieux dehors à baguenauder par-ci, par-là… On se reposait au petit bonheur… On se payait une dernière station, sur les marches ou sur les rocailles, juste à la porte de notre jardin… Là où passait le grand escalier, la montée du port, c’était presque sous nos fenêtres… On restait avec Jonkind, le plus tard possible, planqués, silencieux.
On discernait bien les navires, de cet endroit-là, les venues, les rencontres du port… C’était comme un vrai jeu magique… sur l’eau à remuer de tous les reflets… tous les hublots qui passent, qui viennent, qui scintillent encore… Le chemin de fer qui brûle, qui tremblote, qui incendie par le travers les arches minuscules… Nora, elle jouait toujours son piano en nous attendant… Elle laissait la fenêtre ouverte… On l’entendait bien de notre cachette… Elle chantait même un petit peu… à mi-voix… Elle s’accompagnait… Elle chantait pas fort du tout… C’était en somme un murmure… une petite romance… Je me souviens encore de l’air… J’ai jamais su les paroles… La voix s’élevait tout doucement, elle ondoyait dans la vallée… Elle revenait sur nous… L’atmosphère au-dessus du fleuve, ça résonne, ça amplifie… C’était comme de l’oiseau sa voix, ça battait des ailes, c’était partout dans la nuit, des petits échos…
Tous les gens étaient passés, tous ceux qui remontaient du boulot, les escaliers étaient vides… On était seuls avec no fear… On attendait qu’elle s’interrompe, qu’elle chante plus du tout, qu’elle ferme le clavier… Alors on rentrait.
✩
Le piano à queue, il a plus existé longtemps. Ils sont venus le chercher les déménageurs un lundi matin… Il a fallu qu’ils le démantibulent pièce par pièce… Avec Jonkind on a pris part à la manœuvre… Ils ont agencé d’abord un vrai treuil au-dessus de la croisée… Ça passait mal par la fenêtre… Toute la matinée, au salon, ils ont trafiqué des cordes, des poulies… Ils ont basculé la grande caisse par la véranda du jardin… Je le vois encore le grand placard tout noir qui s’élève dans l’air… au-dessus du panorama…
Nora, dès le début du travail, elle est descendue en ville, elle est restée tout le temps dehors… Elle devait faire peut-être une visite ?… Elle avait mis sa plus belle robe !… Elle est rentrée qu’assez tard… Elle était extrêmement pâle…
Le vieux s’est ramené pour dîner tout juste à huit heures… Il faisait ça depuis plusieurs jours. Après il remontait chez lui… Il était plus rasé du tout, ni débarbouillé même, il était sale comme un peigne… Il sentait très aigrelet. Il s’est assis à côté de moi… Il a commencé son assiette et puis il a pas terminé… Il se met à farfouiller son froc, les replis, tous les revers… Il retrousse sa robe de chambre… Il cherche dans les poches au fond… Il en avait la tremblote… Il rote des petits coups… Il bâille… Il ronchonne… Il le trouve enfin son papelard ! C’était encore une missive, une recommandée cette fois… Ça faisait au moins la dixième qu’on recevait de mon père depuis la Noël… Je répondais jamais… Merrywin non plus… On était bloqués par le fait… Il me l’ouvre, il me la montre… Je regarde par acquit de conscience… Je parcours les pages et les pages… C’était copieux, documenté… Je recommence. C’était un vrai rappel formel !… C’était pas nouveau qu’ils m’engueulent… Non… Mais cette fois-ci y avait le billet !… un vrai retour par Folkestone !
Mon père, il était outré ! Déjà on en avait reçu d’autres ! Des presque semblables, des désespérées des lettres, des râleuses, des radoteuses… des menaçantes… Le vieux, il les entassait après la lecture, dans un petit carton exprès… Il les classait bien soigneusement par ordre et par date… Il les remontait toutes dans sa piaule… Il hochait un peu la tête, en papillotant des châsses… C’était pas la peine qu’il commente… Ça suffisait bien qu’il aye classé la babille !… À chaque jour suffit sa peine ! Et toutes ses conneries… Seulement comme ultimatum c’était quand même différent… Y avait un billet cette fois-ci… J’avais plus qu’à faire mes paquessons… Petit fiston ça démarre !… Ça serait pour la semaine suivante… le mois finissait… Solde de tout compte !…
Nora semblait pas se rendre compte… elle restait comme absorbée… Elle était ailleurs… Le vieux, il voulait qu’elle sache… Il lui a crié assez fort, pour qu’elle se réveille. Elle est sortie de sa rêverie… Jonkind il chialait… Elle s’est levée d’un coup, elle a recherché dans le carton, il a fallu qu’elle relise… Elle déchiffrait à haute voix…
Je ne me berce plus d’illusions sur l’avenir que tu nous réserves ! nous avons, hélas, éprouvé à maintes reprises différentes toute l’âpreté, la vilenie de tes instincts, ton égoïsme effarant… Nous connaissons tous tes goûts de paresse, de dissipation, tes appétits quasi monstrueux pour le luxe et la jouissance… Nous savons ce qui nous attend… Aucune mansuétude, aucune considération d’affection, ne peut décidément limiter, atténuer, le caractère effréné, implacable de tes tendances… Nous avons, semble-t-il, à cet égard tout mis en œuvre, tout essayé ! Or, actuellement, nous nous trouvons à bout de force, nous n’avons plus rien à risquer ! Nous ne pouvons plus rien distraire de nos faibles ressources pour t’arracher à ton destin !… À Dieu vat !…
Par cette dernière lettre, j’ai voulu t’avertir, en père, en camarade, avant ton retour définitif, pour la première fois, afin de te prémunir, pendant qu’il en est temps encore, contre toute amertume inutile ; toute surprise, toute rébellion superflue, qu’à l’avenir, tu ne devais plus compter que sur toi-même, Ferdinand ! Uniquement sur toi-même ! Ne compte plus sur nous ! Je t’en prie ! Pour assurer ton entretien, ta subsistance ! Nous sommes à bout ta mère et moi ! Nous ne pouvons plus rien pour toi !…
Nous succombons littéralement sous le poids de nos charges anciennes et récentes… Aux portes de la vieillesse, notre santé, minée déjà par les angoisses continuelles, les labeurs harassants, les revers, les perpétuelles inquiétudes, les privations de tous ordres, chancelle, s’effondre… Nous sommes in extremis mon cher enfant ! Matériellement, nous ne possédons plus rien !… Du petit avoir, que nous tenions de ta grand-mère, il ne nous reste rien !… absolument rien !… pas un sou ! Tout au contraire ! Nous nous sommes endettés ! Et tu sais dans quelles circonstances… Les deux pavillons d’Asnières sont grevés d’hypothèques !… Au Passage, ta mère, dans son commerce, se trouve aux prises avec de nouvelles difficultés, que je présume insurmontables… Une variante, une saute brutale, absolument inattendue dans le cours des modes, vient de réduire à rien nos chances d’une saison quelque peu rémunératrice !… Toutes nos prévisions sont déjouées… Pour une fois dans notre vie, nous nous étions payés d’audace… Nous avions constitué, à grands frais, en rognant sur toutes nos dépenses et même sur notre nourriture au cours de ce dernier hiver, une véritable réserve, un stock de boléros d’ « Irlande ». Or, brutalement ! Sans aucun indice prémonitoire la faveur de la clientèle s’est résolument détournée, s’est mise à fuir littéralement ces articles pour d’autres vogues, d’autres lubies… C’est à n’y plus rien comprendre ! Une véritable fatalité s’acharne sur notre pauvre barque !… Il est à prévoir que ta mère ne pourra se débarrasser d’un seul de ces boléros ! Et même à n’importe quels prix ! Elle tente actuellement de les convertir en abat-jour ! pour les nouveaux dispositifs électriques !… Futiles parades !… Combien cela peut-il durer ? Où allons-nous ? De mon côté, à la Coccinelle, je dois subir quotidiennement les attaques sournoises, perfides, raffinées dirai-je, d’une coterie de jeunes rédacteurs récemment entrés en fonctions… Nantis de hauts diplômes universitaires (certains d’entre eux sont licenciés), très forts de leurs appuis auprès du Directeur général, de leurs alliances mondaines et familiales nombreuses, de leur formation très « moderne » (absence presque absolue de tout scrupule), ces jeunes ambitieux disposent sur les simples employés du rang, tels que moi-même, d’avantages écrasants… Nul doute qu’ils ne parviennent (et fort rapidement semble-t-il) non seulement à nous supplanter, mais à nous évincer radicalement de nos postes modestes !… Ce n’est plus, sans noircir aucunement les choses, qu’une simple question de mois ! Aucune illusion à cet égard !