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Pour ma part, je m’efforce de tenir aussi longtemps que possible… sans perdre toute contenance et toute dignité… Je réduis au minimum les chances et les risques d’un incident brutal dont je redoute les suites… Toutes les suites ! Je me contiens !… je me contrains !… je me domine pour éluder toute occasion d’anicroche, d’escarmouche ! Hélas ! je n’y parviens pas toujours… Dans leur zèle ces jeunes « arrivistes » se livrent à de véritables provocations !… Je deviens moi-même une cible, un but à leur malignité !… Je me sens poursuivi par leurs entreprises, leurs sarcasmes et leurs incessantes saillies… Ils s’exercent à mes dépens… Pourquoi ? Je me perds en conjectures… Est-ce le seul fait de ma présence ? Ce voisinage, cette hostilité persistante me sont, tu peux l’imaginer, atrocement douloureux. Au surplus, je me sens, toutes choses bien pesées, vaincu d’avance dans cette épreuve d’entregent, d’astuce et de perfidie !… Avec quelles armes rivaliserais-je ? Ne possédant aucune relation personnelle ou politique, parvenu presque au bout de mon rouleau, n’ayant ni fortune ni parents, ne possédant pour tout atout dans mon jeu que l’acquis des services rendus honnêtement, scrupuleusement, pendant vingt et deux années consécutives à la Coccinelle, ma conscience irréprochable, ma parfaite probité, la notion très précise, indéfectible de mes devoirs… Que puis-je attendre ? Le pire évidemment… Ce lourd bagage de vertus sincères me sera compté, j’en ai peur, plutôt à charge qu’à crédit, le jour où se régleront mes comptes !… J’en ai l’absolu pressentiment, mon cher fils !…

Si ma position devient intenable ? (et elle le devient rapidement), si je suis évincé, une fois pour toutes ? (un prétexte suffira ! il est de plus en plus souvent question d’une réorganisation totale de nos services). Que deviendrons-nous ? Avec ta mère nous ne songeons point à cette éventualité sans éprouver de terribles et justifiées angoisses ! une véritable épouvante !…

À tout hasard, dans un ultime sursaut défensif, je me suis attelé (dernière tentative !) à l’apprentissage de la machine à écrire, hors du bureau bien entendu, pendant les quelques heures que je peux encore soustraire aux livraisons et aux courses pour notre magasin. Nous avons loué cet instrument (américain) pour une durée de quelques mois (encore des frais). Mais de ce côté non plus je ne me berce d’aucune illusion !… Ce n’est pas à mon âge, tu t’en doutes, que l’on s’assimile aisément une technique aussi nouvelle ! d’autres méthodes ! d’autres manières ! d’autres pensées ! Surtout accablés, comme nous le sommes d’avatars continuels ! indéfiniment tourmentés !… Tout ceci nous porte à envisager notre avenir, mon cher fils, sous tes aspects les plus sombres ! et nous n’avons sans aucun doute, sans aucune exagération, plus une seule faute à commettre ! même la plus minime imprudence !… Si nous ne voulons point finir notre existence ta mère et moi, dans le plus complet dénuement !

Nous t’embrassons, mon cher enfant ! Ta mère se joint encore à moi, encore une fois ! pour t’exhorter ! te supplier ! t’adjurer avant ton retour d’Angleterre (si ce n’est point dans notre intérêt, ni par affection pour nous, au moins dans ton intérêt personnel), de prendre quelque détermination courageuse et la résolution surtout de t’appliquer désormais corps et âme au succès de tes entreprises.

Ton père affectueux : AUGUSTE.
P.-S. — Ta mère me charge de t’annoncer le décès de Mme Divonne, survenu lundi dernier, en son asile, au Kremlin-Bicêtre.
Elle était alitée depuis plusieurs semaines. Elle était atteinte d’emphysème et d’une affection cardiaque. Elle a peu souffert. Pendant les tout derniers jours, elle a sommeillé constamment… Elle n’a pas senti venir la mort. Nous avions été la voir, la veille, le tantôt.

Le lendemain, il devait être à peu près midi, on était tous les deux dans le jardin Jonkind et moi-même, on attendait le déjeuner… Il faisait un temps admirable… Voilà un type en bicyclette… Il s’arrête, il sonne à notre grille… C’était encore un télégramme… Je me précipite, c’était de mon père… « Rentre immédiatement, mère inquiète. Auguste. »

Je grimpe dare-dare au premier, je rencontre Nora dans l’étage, je lui passe le papier, elle lit, elle redescend à table, elle nous sert la soupe, on commençait à manger… Vouf ! La voilà qui fond en larmes… Elle chiale, elle se tient plus, elle se lève, elle se sauve, elle s’enfuit dans la cuisine. Je l’entends qui sanglote dans le couloir… ça me déconcerte son attitude ! C’était pas son genre du tout… ça lui arrivait jamais… Je bronche pas quand même… Je reste en place avec l’idiot, je finis de le faire bouffer… C’était le moment de la promenade… J’avais plus envie du tout… Ça m’avait coupé le sifflet, ce triste incident.

Et puis je repensais au Passage, ça me hantait tout d’un coup, toute mon arrivée là-bas… tous les voisins… la recherche du joli condé… C’était fini l’indépendance ! Merde le Silence… Chiotte la vadrouille ! Il faudrait reprendre toute l’enfance, refaire le navet du début ! L’empressé ! Ah ! la sale caille ! la glaireuse horreur !… l’abjecte condition ! Le garçon bien méritant ! Cent mille fois Bonze ! Et Rata-Bonze ! j’en pouvais plus d’évocations !… J’avais la gueule en colombins rien que de me représenter mes parents ! Là, ma mère, sa petite jambe d’échasse, mon père, ses bacchantes et son bacchanal, tous ses trifouillages de conneries…

Le môme Jonkind, il me tirait par la manche. Il comprenait pas ce qui se passait. Il voulait toujours qu’on parte. Je le regardais No trouble. On allait finalement se quitter… Je lui manquerais peut-être dans son monde, ce petit biscornu, tout avaleur, tout cinglé… Comment qu’il me voyait lui, au fond ? Comme un bœuf ? Comme une langouste ?… Il s’était bien habitué à ce que je le promène, avec ses gros yeux de loto, son contentement perpétuel… Il avait une sorte de veine… Il était plutôt affectueux si on se gafait de pas le contrarier… De me voir en train de réfléchir, ça lui plaisait qu’à demi… Je vais regarder un peu par la fenêtre… Le temps que je me retourne, il saute, le loustic, parmi les couverts… Il se calme, il urine ! Il éclabousse dans la soupe ! Il l’a déjà fait ! Je me précipite, je l’arrache, je le fais descendre… Juste au moment la porte s’entrouvre… Merrywin entre… Il avance tout machinal, il bronche pas, il a les traits comme figés… Il marche comme un automate… Il fait d’abord le tour de la table… deux fois, trois fois… Il recommence… Il avait remis sa belle roupane, la noire d’avocat… mais dessous, tout un habillage sportif, des culottes de golf, ses jumelles… un beau bidon tout nickelé, et puis une blouse verte à sa femme… Toujours pareil, en somnambule, il continue sa balade… il franchit le perron par saccades… Il se promène un peu dans le jardin… il tente même d’ouvrir la grille… il hésite… Il revire, il revient vers nous, vers la maison… toujours complètement songeur. Il repasse encore devant Jonkind… Il nous salue majestueux, d’un geste très large… Son bras s’élève et s’abaisse… Il s’incline un peu chaque fois… Il s’adresse à une foule au loin, très loin… Il a bien l’air de répondre à une énorme ovation… Et puis enfin il remonte chez lui… très lentement… dans une dignité parfaite… Je l’entends refermer sa porte…