Il aimait ça, lui, les sphériques, il était aéronaute presque de naissance, depuis sa toute première jeunesse avec Surcouf et Barbizet… des ascensions très instructives… Pas des performances ! ni des raids ! ni des bouleversantes randonnées ! Non ! rien de tapageur, de pharamineux ! d’insolite ! Il les avait en horreur lui, les chienlits de l’atmosphère !… Que des envols démonstratifs ! des ascensions éducatives !… Toujours scientifiques !… C’était sa formule absolue. Ça faisait du bien pour son journal, ça complétait son action. Chaque fois qu’il avait ascendu, il rapportait des abonnés. Il possédait un uniforme pour monter dans la nacelle, il y avait droit sans conteste comme capitaine à trois galons, aéronaute « fédératif, breveté, agrégé ». Il comptait plus ses médailles. Sur son costard le dimanche, ça lui faisait comme une carapace… Lui-même il s’en foutait pas mal, il était pas ostentatoire, mais pour l’assistance ça comptait, il fallait du décorum.
Jusqu’au bout, qu’il est resté Courtial des Pereires, défenseur résolument des « beaucoup plus légers que l’air ». Il pensait déjà aux héliums ! Il avait trente-cinq ans d’avance ! C’est pas peu dire ! Le Zélé son vétéran, son grand sphérique personnel, il reposait entre les sorties dans la cave même du bureau, au 18 Galerie Montpensier. On ne le sortait en général que le vendredi avant dîner pour préparer les agrès, rafistoler toute la trame avec d’infinies précautions, les plis, les enveloppes, les ficelles remplissaient le gymnase miniature, la soie boursouflait dans les courants d’air.
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Lui, non plus, Courtial des Pereires, il arrêtait jamais de produire, d’imaginer, de concevoir, résoudre, prétendre… Son génie lui dilatait dur le cassis du matin au soir… Et puis même encore dans la nuit c’était pas la pause… Il fallait qu’il se cramponne ferme contre le torrent des idées… Qu’il se garde à carreau… C’était son tourment sans pareil… Au lieu de s’assoupir comme tout le monde, les chimères le poursuivant, il enfourchait d’autres lubies, des nouveaux dadas !… Vroutt !… L’idée de dormir s’enfuyait !… ça devenait vraiment impossible… Il aurait perdu tout sommeil s’il ne s’était pas révolté contre tout l’afflux des trouvailles, contre ses propres ardeurs… Ce dressage de son génie lui avait coûté plus de peine, de vrais surhumains efforts que tout le reste de son œuvre !… Il me l’a souvent répété !…
Quand il était quand même vaincu, après bien des résistances, qu’il se sentait comme débordé par ses propres enthousiasmes, qu’il commençait à y voir double, à y voir triple… à entendre des drôles de voix… il avait plus guère qu’un moyen pour réprimer ces virulences, pour retomber dans la cadence, pour reprendre toute sa bonne humeur, c’était un petit coup d’ascension ! Il se payait un tour dans les nuages ! S’il avait eu plus de loisirs, il serait monté bien plus souvent, presque tous les jours en somme, mais c’était pas compatible avec le roulement du canard… Il pouvait monter que le dimanche… Et déjà c’était compliqué… Le Génitron l’accaparait, sa permanence c’était là ! Y avait pas à plaisanter… Les inventeurs c’est pas des drôles… Toujours à la disposition ! Il s’y collait courageusement, rien ne rebutait son zèle, ne déconcertait sa malice… ni l’abracadabrant problème, ni le colossal, ni l’infime… Avec des grimaces, il digérait tout… Depuis le « fromage en poudre », l’« azur synthétique », la « valve à bascule », les « poumons d’azote », le « navire flexible », le « café-crème comprimé » jusqu’au « ressort kilométrique » pour remplacer les combustibles… Aucun des essentiels progrès, en des domaines si divers, n’entra dans la voie pratique, sans que Courtial eût l’occasion, à maintes reprises à vrai dire, d’en démontrer les mécanismes, d’en souligner les perfections, et d’en révéler aussi toujours impitoyablement les honteuses faiblesses et les tares, les aléas et les lacunes.
Tout ceci lui valut bien sûr de très terribles jalousies, des haines sans quartier, des rancunes coriaces… Mais on le trouvait insensible à ces contingences falotes.
Aucune révolution technique, tant qu’il tint la plume au journal, ne fut déclarée valable, ni même viable, avant qu’il l’ait reconnue telle, amplement avalisée dans les colonnes du Génitron. Ceci donne une petite idée de son autorité réelle. Il fallait en somme qu’il dote chaque invention capitale de son commentaire décisif… Il leur donnait pour mieux dire « l’Autorisation » ! C’était à prendre ou à laisser. Si Courtial déclarait comme ça dans sa première page que l’idée n’était pas recevable ! Holà ! Holà ! funambulesque ! hétéroclite ! qu’elle péchait salement par la base… la cause était entendue ! Ce fourbi ne s’en relevait pas !… Le projet tombait dans la flotte. S’il se déclarait au contraire absolument favorable… l’engouement ne tardait guère… Tous les souscripteurs radinaient…
Dans son magasin-bureau, sur la perspective des jardins, tout à l’abri des Arcades, Courtial des Pereires, ainsi, grâce à ses deux cent vingt manuels entièrement originaux, répandus à travers le monde, grâce au Génitron périodique, participait péremptoirement et d’une façon incomparable au mouvement des sciences appliquées. Il commandait, aiguillait, décuplait les innovations nationales, européennes, universelles, toute la grande fermentation des petits inventeurs « agrégés » !…
Bien sûr, ça ne marchait pas tout seul, il devait attaquer, se défendre, parer aux tours de cochon. Il magnifiait, écrasait, imprévisiblement d’ailleurs, par la parole, la plume, le manifeste, la confidence. Il avait un jour, entre autres, c’était à Toulon vers 1891, provoqué un début d’émeute par une série de causeries sur « l’orientation tellurique et la mémoire des hirondelles »… Il excellait, c’est un fait, dans le résumé, l’article, la conférence, en prose, en vers et quelquefois, pour intriguer, en calembours… « Tout pour l’instruction des familles et l’éducation des masses », telle était la grande devise de toutes ses activités.
Génitron, Polémiques, Inventions, Sphérique, c’était la gamme de ses mobiles, d’ailleurs chez lui inscrits partout sur tous les murs de ses bureaux… au frontispice, à la devanture… on ne pouvait pas s’égarer ! Les plus récentes, les plus complexes emberlificotées controverses, les plus ardues, les plus subtilement astucieuses théories, physiques, chimiques, électrothermiques ou d’hygiène agricole, se rendaient, se ratatinaient comme des chenilles au commandement de Courtial sans plus tortiller davantage… Il les sonnait, les dégonflait en moins de deux… On leur voyait immédiatement le squelette, la trame… C’était un esprit Rayons X… Il ne lui fallait qu’une heure d’efforts et de furieuse application pour retaper une fois pour toutes les plus pires enculaillages, les plus prétentieuses quadratures à l’alignement du Génitron, à la comprenette si hostile des plus calamiteux connards, du plus confus des abonnés. C’était un boulot magique qu’il enlevait superbement, la synthèse explicative, péremptoire, irrécusable, des pires hypothèses saugrenues, les plus ergoteuses alambiquées, insubstantielles… Il aurait fait par conviction passer toute la foudre entière dans le petit trou d’une aiguille, l’aurait fait jouer sur un briquet, le tonnerre dans un mirliton. Telle était sa destinée, son entraînement, sa cadence, de mettre l’univers en bouteille, de l’enfermer par un bouchon et puis tout raconter aux foules… Pourquoi ! et comment !… Moi-même j’étais effrayé plus tard, vivant avec lui, de ce que j’arrivais à saisir dans une journée de vingt-quatre heures… rien que par bribes et allusions… Pour Courtial rien n’était obscur, d’un côté y avait la matière toujours fainéante et barbaresque et de l’autre y avait l’esprit pour comprendre entre les lignes… Le Génitron invention, trouvaille, fécondité, lumière !… C’était le sous-titre du journal. On travaillait chez Courtial sous le titre du grand Flammarion, son portrait dédicacé tenait le milieu de la vitrine, on l’invoquait comme le Bon Dieu, dès la moindre contestation, pour un oui, pour un non ! C’était le suprême recours, la providence, le haricot, on ne jurait que par le Maître et un peu aussi par Raspail. Courtial avait consacré douze manuels rien qu’aux synthèses explicites des découvertes d’Astronomie et quatre manuels seulement au génial Raspail, aux guérisons « naturalistes ».