Ce fut une fameuse bonne idée, qu’eut en somme un jour l’oncle Édouard, de se rendre lui-même au Génitron pour tâter un peu le terrain au sujet d’un petit emploi. Il avait un autre motif, il venait aussi le consulter à propos de sa pompe à vélo… Il connaissait des Pereires depuis fort longtemps, depuis la publication de son soixante-douzième manuel, celui parmi tous les autres, qu’était encore le plus lu, le plus répandu dans le monde, celui qui avait le plus valu pour sa gloire, sa belle célébrité : L’équipement d’une bicyclette, ses accessoires, ses nickels, sous tous les climats de la terre, pour la somme globale de dix-sept francs quatre-vingt-quinze. L’opuscule « manufacteur » au moment dont je parle en était chez Berdouillon et Mallarmé, les éditeurs spécialistes, quai des Augustins, à sa trois centième édition !… La faveur, l’engouement universels suscités dès la parution par cet infime, trivial ouvrage peuvent à présent de nos jours difficilement s’imaginer… Toutefois « L’Équipement des Vélos » par Courtial Marin des Pereires représenta vers 1900, pour le cycliste néophyte, une sorte de catéchisme, un « chevet », la « Somme »… Courtial savait faire d’ailleurs et d’une manière fort pertinente toute sa critique personnelle. Il ne se grisait pas pour si peu ! Sa célébrité croissante lui valut, évidemment, un courrier toujours plus massif, d’autres visites, d’autres importuns plus tenaces, des corvées nouvelles, des polémiques plus acides… Bien peu de joies !… On venait de consulter de Greenwich et de Valparaiso, de Colombo, de Blankenberghe, sur les variables problèmes de la selle « incidente » ou « souple » ? sur le surmenage des billes ?… sur la graisse dans les parties portantes ?… le meilleur dosage hydrique pour inoxyder les guidons… Gloire pour gloire, il ne pouvait pas beaucoup renifler celle qui lui venait de la bicyclette. Il avait depuis trente ans, ainsi répandant par le monde la semence de ses opuscules, rédigé bien d’autres manuels et des vraiment plus flatteurs et des synthèses explicatives de haute valeur et d’envergure… Il avait en somme en cours de carrière expliqué à peu près tout… Les plus hautaines, les plus complexes théories, les pires imaginations de la physique, chimie, des « radios-polarites » naissantes… La photographie sidérale… Tout y avait passé peu ou prou à force d’en écrire. Il éprouvait pour cela même une très grande désillusion, une véritable mélancolie, une surprise bien déprimante, à se voir comme ça préféré, encensé, glorieux, pour des propos de chambre à air et des astuces de « pignons doubles » !… Personnellement, pour commencer, il avait horreur du vélo… Jamais il avait appris, jamais il était monté dessus… Et question de mécanique c’était encore pire… Jamais il aurait pu démonter seulement une roue, même la chaîne !… Il ne savait rien foutre de ses mains à part la barre fixe et le trapèze… Il était des plus malhabiles, comme trente-six cochons réellement… Pour enfoncer un clou de travers il se déglinguait au moins deux ongles, il se flanquait tout le pouce en bouillie, ça devenait tout de suite un carnage dès qu’il touchait un marteau. Je parle pas des tenailles, bien sûr, il aurait arraché le pan de mur… le plafond… la crèche entière… Il restait plus rien autour… Il avait pas un sou de patience, son esprit allait bien trop vite, trop loin, trop intense et profond… Dès que la matière lui résistait, il se payait une épilepsie… Ça se terminait en marmelade… C’est seulement par la théorie qu’il arrangeait bien les problèmes… Question de la pratique, par lui-même, il savait juste faire les haltères et seulement dans l’arrière-boutique… et puis en plus le dimanche escalader la nacelle et commander son « Lâchez tout »… et se recevoir plus tard en « boule »… Si il se mêlait de bricoler comme ça de ses propres doigts, ça finissait comme un désastre. Dès qu’il bougeait un objet, il le foutait tout de suite par terre, en bas, à l’envers, ou bien il se le projetait dans l’œil… On peut pas être excellent dans n’importe quoi ! Il faut bien se faire une raison… Mais dans l’immense choix de ses œuvres, il en avait une toute spéciale, dont il tirait une grande fierté… C’était sa vraie corde sensible… Il suffisait qu’on l’effleure pour qu’il frémisse immédiatement… Il fallait y revenir souvent pour qu’il vous traite en copain. Question des « synthèses », c’était, on peut le dire sans bobard, un inégalable joyau… une pharamineuse réussite… « L’œuvre complète d’Auguste Comte, ramenée au strict format d’une “ prière positive ”, en vingt-deux versets acrostiches » !…
Pour cette inouïe performance, il avait été fêté, presque immédiatement, à travers toute l’Amérique… la latine… comme un immense rénovateur. L’Académie Uruguayenne réunie en séance plénière quelques mois plus tard l’avait élu par acclamations Bolversatore Savantissima avec le titre additif de « Membre Adhérent pour la vie »… Montevideo, la ville, point en reste, l’avait promu le mois suivant Citadinis Etematis Amicissimus. Courtial avait espéré qu’avec un surnom pareil, et en raison de ce triomphe, il allait connaître d’autre gloire, d’un genre un peu plus relevé… qu’il allait pouvoir prendre du large… Prendre la direction d’un mouvement de haut parage philosophique… « Les Amis de la Raison Pure »… Et puis point du tout ! Balle Peau ! Pour la première fois de sa vie il s’était foutu le doigt dans l’œil ! Il s’était entièrement gouré… Le grand renom d’Auguste Comte exportait bien aux Antipodes, mais ne retraversait plus la mer ! Il collait sur la Plata, indélébile, indétachable. Il rentrait plus au bercail. Il restait « pour Américains » et cependant pendant des mois, et encore des mois de suite, il avait tenté l’impossible… Tout entrepris au Génitron, noirci colonnes après colonnes, pour donner à sa « prière » un petit goût entraînant bien français, il l’avait réduite en « rébus », retournée comme une camisole, parsemée de menues flatteries… rendue revancharde… cornélienne… agressive et puis péteuse… Peine perdue !
Le buste même d’Auguste Comte, longtemps hissé en très bonne place, il plaisait pas aux clients, à la gauche du grand Flammarion, il a fallu qu’on le supprime. Il faisait du tort. Les abonnés renâclaient. Ils aimaient pas Auguste Comte. Autant Flammarion leur semblait nettement populaire, autant Auguste les débectait. Il jetait la poisse dans la vitrine… C’était comme ça ! Rien à chiquer !
Courtial, certains soirs, beaucoup plus tard, quand le bourdon le travaillait un peu, il prononçait des drôles de mots…
« Un jour, Ferdinand, je partirai… Je partirai au diable, tu verras ! Je partirai très loin… Je m’en irai tout seul… Par mes propres moyens !… Tu verras !… »
Et puis il restait comme songeur… Je voulais pas l’interrompre. Ça le reprenait de temps en temps… Ça m’intriguait bien quand même…
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Avant d’entrer chez des Pereires, mon oncle Édouard pour me caser avait tenté l’impossible, remué ciel et terre, il s’était arrêté devant rien, il avait déjà usé à peu près toutes ses ficelles… Dans chaque maison où il passait, il parlait de moi en très bons termes… mais ça donnait pas de résultat… Sûrement qu’il me gardait de très bon cœur dans son logement de la Convention, mais enfin il était pas riche… ça pouvait pas durer toujours ! C’était pas juste que je le rançonne… Puis j’encombrais son domicile… c’était pas très vaste son bocal… j’avais beau faire semblant de dormir quand il se ramenait une mignonne… sur la pointe des pieds… sûrement quand même je le gênais.