Il va y avoir une sorte de concours de poésie. Tout le monde a l’air de penser que c’est joué d’avance, que je vais gagner.
Les montagnes me manquent. Elles ne me manquaient pas avant, sauf quand je me désespérais de la platitude du paysage autour de l’école. Mais maintenant que je suis retournée chez moi et que je les ai eues quelque temps tout autour de moi, elles me manquent sérieusement, plus que ma famille, plus que de pouvoir fermer la porte des toilettes. Ce n’est d’ailleurs pas vraiment plat, par ici, plutôt vallonné, et je peux voir au loin les montagnes du pays de Galles du Nord quand le temps est dégagé. Mais la présence des collines autour de moi me manque.
Mardi 6 novembre 1979
Feux d’artifice et feu de joie hier soir à l’école. J’ai vu quelques fées du feu se grouper. Personne d’autre ne les a vues. On ne peut les voir que quand on y croit déjà, ce qui explique pourquoi les enfants sont plus susceptibles d’y arriver. Les gens comme moi ne cessent pas de les voir. Il serait idiot de ma part d’arrêter de croire en elles. Mais beaucoup d’enfants le font quand ils grandissent, même s’ils les ont vues jusque-là.
Je ne suis plus une enfant, mais je ne suis pas non plus adulte. Je dois dire que je n’en peux plus d’attendre.
Mais mon cousin Geraint, qui a quatre ans de plus que moi, a vu les fées quand il jouait avec nous dans la combe. Il avait onze ou douze ans, et nous sept ou huit. Nous lui avons dit qu’il devait fermer les yeux et qu’en les rouvrant il les verrait, et il l’a fait. Il a été stupéfait. Il ne pouvait pas leur parler, parce qu’il ne parle qu’anglais, mais nous avons traduit ce qu’il disait, et ce qu’elles disaient. Nous devions avoir huit ans, parce que je me souviens avoir traduit librement ce qu’elles disaient dans le plus pur style Tolkien, et nous n’avons pas lu Le Seigneur des Anneaux avant d’avoir huit ans. À l’époque, nous cherchions toujours quelqu’un pour jouer avec nous, de préférence un garçon, parce qu’il y en a toujours un dans le groupe d’enfants qui passe dans un autre monde. Nous pensions que les fées nous emmèneraient sur Narnia ou sur Elidor. Geraint semblait être un bon candidat. Il voyait les fées et il était subjugué par elles. Il les aimait bien et elles l’aimaient. Mais il habitait à Burgess Hill, près de Brighton, il ne faisait que passer l’été à Aberdare, et l’été suivant il ne les a plus vues, il disait qu’il était trop vieux pour jouer et il se rappelait ce qui s’était passé comme d’un jeu où nous aurions fait semblant d’être des fées. Tout ce qu’il voulait, c’était jouer au football. Nous nous sommes sauvées et l’avons laissé dans le jardin à taper lugubrement dans son stupide ballon, mais il n’a pas raconté aux adultes que nous l’avions abandonné. Au dîner, il a dit qu’il avait passé une très bonne journée à jouer. Pauvre Geraint.
J’ai reçu une autre lettre de ma mère ce matin, que je n’ai pas ouverte, mais aussi une de Sam. Il demande si le Platon m’a plu, et si j’en ai trouvé d’autres – il écrit exactement comme il parle. Je lui répondrai dimanche. Il n’y a rien de Platon à la bibliothèque de l’école. J’ai demandé à Miss Carroll et elle a dit qu’ils n’enseignent pas le grec, il n’y a donc pas de demande. Je risque d’avoir un problème avec le prêt entre bibliothèques, car je ne connais pas les traducteurs, ni même tous les titres. Mais je peux commander ceux qui sont cités dans Le Banquet, bien sûr.
C’est dans les Penguin qu’on trouve les meilleures bibliographies, ils citent même les œuvres qu’ils n’ont pas publiées. J’ai tout un tas de choses à commander samedi, parce qu’il y a une longue liste de Silverberg dans Les Temps parallèles. Je vais aussi commander Beyond the Tomorrow Mountains. Sylvia Engdalh a écrit un roman absolument génial intitulé Héritage of the Star, qui est sorti chez Puffin, autrement dit Penguin. C’est l’histoire de gens qui vivent dans un environnement de superstition mais aussi d’un peu de technologie qu’ils appellent magie, et ils subissent l’oppression des Sages et des Techniciens et quiconque pense différemment est qualifié d’« hérétique ». En fait, ce sont des colons sur une autre planète, mais ils ne le savent pas. Dans l’histoire, on raconte qu’on leur a promis que quand ils pourront savoir quand tout sera réglé, ils iront « par-delà les Montagnes du Lendemain », et c’est le titre de la suite, mais je l’ai jamais vue nulle part, malgré toutes mes recherches.
Le concours de poésie est national. Tout le monde à Arlinghurst doit écrire un poème et ils choisiront le meilleur de chaque classe pour l’envoyer. Je ne peux pas croire que les gens pensent vraiment que je vais gagner. D’accord, pour être réaliste, je pourrais arriver en tête de la 5e inf. C, ou peut-être même de toutes les classes de 5e, parce que le niveau n’est pas particulièrement élevé ici. Mais de tous les élèves de quinze ans du pays ? Impossible. La meilleure de l’école va rapporter cinquante points à son équipe. Ça met toutes les filles dans tous leurs états. Les cent meilleurs du pays seront publiés dans un livre, et le gagnant touchera cent livres, plus une machine à écrire. J’aimerais vraiment avoir une machine à écrire. Je ne sais pas taper, mais pour envoyer des textes aux magazines il faut les dactylographier.
Au déjeuner, Deirdre s’est glissée jusqu’à moi et s’est assise deux sièges plus loin, comme par hasard, mais elle l’a fait si maladroitement que tout le monde l’a remarquée. Elle avait l’air effrayée, la pauvre chérie, mais résolue. « Ma mère m’a dit que je devrais rester copine avec toi, a-t-elle murmuré.
— C’est gentil de sa part, ai-je répondu d’un ton normal.
— Tu m’aideras, pour mon poème ? »
Je vais donc l’aider à écrire un poème pendant l’étude, ce qui veut probablement dire le composer en entier. Je n’ai pas encore écrit le mien, mais j’ai tout mon temps, jusqu’à vendredi.
Jeudi 8 novembre 1979
J’ai écrit le poème de Deirdre, et j’en étais très satisfaite. Mais hier, alors que j’étais en train de lire Waldo & Magic, Inc. (en fait, il s’agit de deux novellas complètement différentes), Miss Carroll est venue me trouver avec une pile de recueils de poésie moderne, dont elle a dit que je pourrais vouloir y jeter un coup d’œil.
Il semblerait que la poésie ait évolué depuis Chesterton. Qui le savait ? Manifestement pas Gramma, ni personne dans les écoles que j’ai fréquentées. J’avais vu une strophe d’un poème d’Auden, citée par Delany, et je n’avais même pas entendu le nom de T. S. Eliot, ni celui de Ted Hughes. Je me suis plongée dans Eliot, et du coup je suis arrivée en retard au cours de latin et j’ai pris un avertissement. Je me suis vengée en traduisant Horace à la manière d’Eliot, et la prof n’a rien pu dire, parce que c’était fidèle.