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J’ai écrit un poème pour le concours. Je n’en suis pas très satisfaite. J’ai maîtrisé le style de Chesterton, mais je n’ai pas l’impression d’avoir eu le temps de maîtriser Eliot. Ça parle de la guerre atomique, de la graphiose de l’orme et de l’urgence d’aller dans l’espace tant que nous le pouvons.

Il y a apparemment un long poème de T. S. Eliot intitulé Quatre quatuors, que l’école n’a pas. Je vais aussi le commander samedi. Selon Miss Carroll, T. S. Eliot travaillait dans une banque quand il a écrit La Terre gaste, parce qu’être poète ne paie pas.

« Oh noir, noir, noir… ce sont les perles qui étaient ses yeux… Je veux de ces fragments étayer mes ruines. »

Vendredi 9 novembre 1979

Ça ne semble pas si grave que les ormes meurent quand c’est l’automne, parce qu’alors tous les arbres ont l’air morts.

Une autre lettre. Je vais devoir recommencer à les brûler. Je voudrais presque savoir si elle dit quelque chose à propos de ce que j’ai fait. J’aimerais en avoir confirmation. Même si je sais que ça a marché.

J’ai rendu mon poème. Miss Lewes l’a regardé mais n’a rien dit. Miss Gilbert, la prof d’anglais de 6e, jugera.

J’espère que des livres m’attendront demain à la bibliothèque, car j’ai lu presque tous ceux que j’ai. Je relis Les Neuf Princes d’Ambre.

Je n’arrête pas de rêver de Mor. Je rêve qu’elle se noie et que je ne la sauve pas. Je rêve que je la pousse sous les roues de la voiture au lieu d’essayer de la tirer hors du chemin. Elle nous avait heurtées toutes les deux. J’en ai le souvenir dans chaque pas que je fais, mais pas dans mes rêves. Je rêve que je l’enterre vivante au centre du labyrinthe en jetant de la terre sur sa tête, pendant qu’elle se débat, et que la terre lui couvre les cheveux.

Ça fait un an aujourd’hui. J’ai essayé de ne pas y penser, mais ça revient m’obséder.

Samedi 10 novembre 1979

Dans le bus qui m’emmenait en ville, le plaisir d’arriver bientôt à la bibliothèque m’emplissait d’impatience. Les rues grises et mouillées en devenaient presque belles – presque, mais pas tout à fait. Il bruinait et le ciel était bas et sombre.

Le bibliothécaire a sursauté en voyant le nombre de livres que je voulais commander, mais il s’est contenté de me donner une pile de formulaires pour que je les remplisse moi-même. Des tas de livres m’attendaient ! Ensuite, je suis passée à la librairie où j’ai acheté Quatre quatuors, Le Corbeau de Ted Hughes, et La Chanteuse dragon de Pern d’Anne McCaffrey. J’ai aussi fait l’acquisition d’une boîte d’allumettes.

Je n’ai pas voulu prendre La Malédiction du Rogue, de Stephen Donaldson, qui avait l’outrecuidance de se comparer, en couverture, « à Tolkien à son meilleur niveau ». Au dos, cette citation est attribuée au Washington Post, un journal dont les citations condamneront désormais toujours un livre à mes yeux. Comment ont-ils osé ? Et comment l’éditeur ose-t-il ? C’est une comparaison que personne ne ferait, sauf pour dire « comparé à Tolkien à son meilleur niveau, c’est nul ». Enfin, on pourrait dire ça même de livres aussi brillants que Le Sorcier de Terremer. J’ai l’impression que La Malédiction du Rogue (quel titre, on dirait un épisode de Conan) risque plutôt d’être comme Tolkien à son pire niveau, c’est-à-dire au début du Silmarillion.

Ce qu’il y a avec Tolkien, avec Le Seigneur des Anneaux, c’est que c’est parfait. Tout cet univers, ce processus d’immersion, ce voyage. Ce n’est pas, j’en suis sûre, vraiment vrai, mais c’est d’autant plus étonnant que quelqu’un ait pu tout inventer. Le lire vous change complètement. Je me revois en train de finir Bilbo le Hobbit et le passer à Mor en lui disant : « Lis-le. C’est excellent. Y a-t-il un autre livre de cet auteur quelque part ? » Et je me rappelle l’avoir trouvé – volé – dans la chambre de ma mère. Quand la porte était ouverte, la lumière du couloir tombait sur les étagères R, S et T. Nous avions toujours peur d’aller plus loin, au cas où elle serait dissimulée dans l’ombre et nous sauterait dessus. Elle avait fait ça une fois, quand Mor remettait en place La Grotte de cristal. Quand nous prenions un de ses livres, d’habitude, nous dérangions l’étagère pour que ça ne se voie pas. Mais Le Seigneur des Anneaux en un volume était si gros que ça n’avait pas été possible. J’étais terrifiée à l’idée qu’elle s’en aperçoive. J’avais failli ne pas le prendre. Mais soit elle ne l’avait pas remarqué, soit elle s’en fichait – je pense qu’elle devait être en balade avec un de ses petits amis.

Je n’ai pas fini de dire ce que je voulais à propos de Tolkien.

Le lire, c’est comme être transporté dans son monde. C’est comme trouver une source magique dans un désert. Il a tout. (Excepté le désir, dit Daniel. Mais il y a Langue de Serpent.)

C’est une oasis pour l’âme. Même maintenant, je peux toujours me retirer dans la Terre du Milieu et être heureuse.

Comment peut-on comparer quoi que ce soit à ça ? L’orgueil de Stephen Donaldson est incroyable !

Dimanche 11 novembre 1979

Je suis sortie par la fenêtre du dortoir au milieu de la nuit et ai fait un cercle où j’ai brûlé les lettres. Personne ne m’a vue. J’ai fait le cercle avec ce que j’ai trouvé à proximité, feuilles, brindilles et cailloux, et j’ai mis au milieu la feuille de chêne, mon morceau de bois et mon galet de poche, qui vient de la plage d’Amroth. J’ai senti que ça marchait, j’avais l’impression d’être sous un parapluie. J’ai lu d’abord les lettres. Je voulais savoir ce qu’elle disait. J’aurais aussi bien pu ne pas m’inquiéter. Son seul commentaire sur ce que j’avais fait était « tu as toujours été celle qui était le plus proche de moi », ce qui… eh bien, un bonhomme de neige est plus proche d’un nuage qu’un tas de charbon, mais ils ne se ressemblent pas beaucoup. J’ai plié les lettres en pagode et j’y ai mis le feu. J’ai vu qu’il y avait quelques photos, mais je ne les ai pas regardées.

J’ai remué les cendres, pour qu’il ne reste rien du tout. Puis j’ai pris le galet et je l’ai tenu sous la lune (trois quarts de lune, je ne sais pas si ça se dit) et j’ai essayé d’en faire une protection contre les mauvais rêves. Je ne sais pas si ça a marché. J’ai repris ma feuille de chêne et mon morceau de bois.

Je suis remontée par la fenêtre et j’ai regagné mon lit. Tout le monde dormait. La lumière de la lune éclairait le visage de Lorraine. Elle paraissait étrangement belle, et aussi distante, comme si elle était morte depuis des siècles ou un gisant de marbre sur sa tombe.

Le seul problème, c’est que si elle continue à m’envoyer des lettres, je vais devoir continuer à les brûler. Mais tard dans la nuit, c’est plus sûr, je risque moins de rencontrer quelqu’un.

Deirdre m’a donné un gâteau – un gâteau de chez Finefare recouvert d’un glaçage très collant et sucré. Ils se présentent en sachet de six, alors elle en donne à beaucoup de monde, mais j’ai vraiment apprécié son geste. C’est agréable de ne pas se sentir totalement exclue.

J’ai écrit à Daniel pour lui parler du Bar du coin des temps et de l’orgueil de Stephen Donaldson. J’ai envoyé une lettre à Sam à propos de Platon et je lui ai dit que j’en avais commandé d’autres. Je lui ai aussi parlé de The Last of the Wine parce que, même s’il n’aime généralement pas les romans, celui-ci pourrait lui plaire. J’ai écrit à Grampar que j’étais passée à Abergavenny et que les montagnes me manquaient, et aussi pour lui parler de tous les jeux de balles auxquels elles jouent ici et que ça me plairait bien si je pouvais courir. Je me souviens de l’impression que cela fait de courir. Tout mon corps s’en souvient. C’est un souvenir cinétique, si c’est bien le mot. C’était un peu un mensonge de dire que les sports me plairaient. Je préfère rester assise à lire dans la bibliothèque, et je déteste l’importance que les filles accordent aux jeux, alors que c’est totalement futile. Ce que j’aime c’est lancer une balle et courir la rattraper, pas m’angoisser pour le score.