Nous avons tout de suite vu que le miroir ne servait à rien. Il réfléchissait notre visage et notre cou, mais rien en dessous.
« Peut-être que si nous montions sur quelque chose, a dit Deirdre en regardant autour d’elle.
— Il n’y a rien, ai-je répondu. À moins que nous montions sur le siège des toilettes, et alors nous serons trop haut.
— Essayons quand même », a-t-elle.
Nous avons donc fermé deux sièges de toilettes et sommes grimpées dessus, mais nous avons constaté que nous étions en effet trop haut, aussi nous avons essayé de nous accroupir pour trouver le bon angle, presque complètement nues, en équilibre précaire et en gloussant, parce que c’était vraiment très drôle. Et c’est à ce moment qu’une des préfètes est entrée pour voir la cause de tout ce bruit.
Jeudi 15 novembre 1979
Soit ma protection contre les rêves n’a pas marché, soit ce n’est pas elle qui les envoie, ils sortent simplement de mon subconscient.
J’ai rêvé la nuit dernière que ma mère avait un plan pour nous séparer. Elle irait vivre à Colchester dans l’Essex et prendrait Mor avec elle, parce que, selon elle, Mor était plus docile que moi, et parce que j’avais insisté pour rester. Nous protestions et nous nous débattions et elle entraînait Mor de force pendant que je pleurais et que je m’accrochais à elle. En un sens, c’était le contraire de ce qui s’était passé dans le labyrinthe. J’essayais de retenir Mor et ma mère s’efforçait de l’entraîner, tout en commençant à se métamorphoser, et je devais tenir bon. Je ne pouvais supporter l’idée de la séparation, et je projetais de me plaindre à tout le monde, à toute la famille, que c’était insupportable et qu’ils ne pouvaient pas laisser arriver une telle chose. Ils laissent ma mère s’en tirer facilement parce qu’ils ne peuvent pas se rendre à l’évidence qu’elle est folle, me disais-je, et Mor hurlait en s’accrochant à moi, quand je me suis réveillée. Pendant une seconde j’ai éprouvé un immense soulagement en constatant que tout ça n’était qu’un rêve, mais un instant plus tard je me suis rappelé que la réalité était bien pire. Les gens peuvent revenir de Colchester. (Pourquoi Colchester, je n’en sais absolument rien.) En revanche, je ne sais pas ce que ça signifie d’être mort.
Je lis Terre, planète impériale d’Arthur C. Clarke. Il y a tant de rebondissements surprenants. Ce n’est pas Les Enfants d’Icare ou 2001, mais c’est exactement ce que j’ai envie de lire aujourd’hui. Il y a deux ou trois Clarke que je n’ai jamais trouvés et je les ai mis sur la liste de la semaine.
Je me demande s’il y a des fées dans l’espace ? C’est plus concevable dans l’univers de Clarke que dans celui d’Heinlein, en un sens, même si, chez Clarke, la technologie semble tout aussi crédible. Je me demande si c’est parce qu’il est anglais. Sans même parler d’espace, y a-t-il simplement des fées en Amérique ? Et s’il y en a, parlent-elles toutes gallois là-bas aussi ?
Vendredi 16 novembre 1979
Une lettre ce matin. Je ne l’ai pas ouverte, et je ne le ferai pas.
À la prière, aujourd’hui, Deirdre a dit « résur-ress-kion » au lieu de « résur-rec-tion » à la fin du Credo. En y pensant pendant qu’on le récitait, je me suis interrogée sur « la résurrection des morts, et la vie du monde à venir », et comment y rattacher ce que j’ai vu à Halloween. D’un côté, la résurrection n’est-elle pas plus probable si les morts défilent dans la vallée et descendent sous la colline ? De l’autre, où est la religion ? Où est Jésus ? Les fées étaient là, mais je n’ai pas vu de saints ni rien. J’avais récité le Credo mécaniquement.
À vrai dire, je suis plutôt furieuse contre Dieu depuis que Mor est morte : Il a l’air de ne rien faire, ni d’être d’aucune aide. Mais je suppose que c’est comme la magie, on ne peut pas savoir si ça agit, ni pourquoi, sans évoquer ses « voies mystérieuses ». Si j’étais omnipotente et bienveillante, je ne serais pas aussi diantrement impénétrable. Gramma disait qu’on ne sait jamais si les choses ne vont pas s’arranger. Je la croyais quand elle était vivante, mais après sa mort, et celle de Mor, je ne sais plus. Ce n’est pas que je ne croie pas en Dieu, c’est juste que je n’ai pas trop envie de me prosterner devant quelqu’un qui veut que je pense que « l’univers indubitablement évolue comme il devrait ». Parce que je n’y crois pas. Je pense que je devrais m’impliquer dans l’évolution de l’univers, parce qu’il y a des choses dont il faut manifestement s’occuper d’urgence, comme le fait que les Russes et les Américains peuvent faire sauter la planète à tout moment, ou la graphiose de l’orme, la famine en Afrique, sans parler de ma mère. Si j’avais simplement laissé l’évolution de l’univers à Dieu, elle en aurait détaché un morceau l’année dernière. Et si le plan divin pour l’arrêter implique que Mor et les fées meurent et que je me fasse écraser, eh bien, si j’étais omnipotente et omnisciente, je crois que j’aurais pu en trouver un meilleur. La foudre et les éclairs ne se démodent pas.
J’ai lu L’Épée brisée et il y a des fois où je me dis qu’il serait plus facile d’adorer des dieux de ce genre. Sans compter qu’ils sont plus à l’échelle humaine. Ils n’hésitent pas à intervenir. Un peu comme les fées. (Que sont les fées ? D’où viennent-elles ?)
Mais je ne veux pas causer une autre attaque à Grampar, et donc je continue à aller à l’église et aux prières de l’école et à communier, même si je ne vois pas à quoi ça rime. Ce n’est pas une chose que je m’imagine pouvoir aborder avec un prêtre, d’une certaine manière.
Avec les fées, ce n’est pas une question de foi. Elles sont là. Elles peuvent ne pas faire attention à vous, mais vous pouvez discuter avec elles. Et elles connaissent la magie, elles savent comment fonctionne le monde et sont disposées à intervenir. Je pourrais faire un peu de magie. Je vois toutes sortes de choses qui seraient utiles. Je pourrais concocter une meilleure protection contre les rêves. Et j’aimerais vraiment avoir un karass.
Samedi 17 novembre 1979
Sept livres m’attendaient à la bibliothèque. Je me demande ce qui se passe quand il y en a plus de huit ? La bibliothécaire était là aujourd’hui, et elle m’a laissée remplir mes cartes de prêt entre bibliothèques. Si je continue à commander une cinquantaine de livres par semaine, il pourrait bien y en avoir plus de huit un samedi ou un autre. Je me demande si je peux obtenir l’autorisation de sortir un soir de semaine. Plusieurs filles prennent des leçons de musique. Je pourrais peut-être apprendre un instrument pour pouvoir aller à la bibliothèque, mais je suis si nulle en musique que ça risque de ne pas marcher. Je me demande s’il y a une autre activité extrascolaire qu’on me laisserait pratiquer. Je pourrais demander à Miss Carroll.
Je n’avais pas d’argent, mais je suis quand même passée à la librairie. J’ai découvert que le bois d’en face s’appelle la forêt du Braconnier – c’est sur la carte – et j’y suis entrée pour brûler la lettre que j’ai reçue hier. Je me suis un peu enfoncée sous les arbres et j’ai fait un cercle. Personne ne m’a vue, à part deux fées qui sont restées indifférentes. Je n’ai pas lu la lettre. Je ne l’ai même pas ouverte. Parce que j’étais toute seule, et gelée avec ça, je n’ai pas fait de feu, j’ai juste enflammé le coin de l’enveloppe et je l’ai lâchée. J’ai failli me brûler les cheveux quand ça a pris plus vite que je ne m’y attendais, je ne recommencerai pas.