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Il faisait froid mais il ne pleuvait pas, c’était la première fois depuis des siècles que j’étais dehors sans qu’il pleuve. J’ai essayé de m’asseoir sur le banc où j’avais lu Triton pour lire Né avec les morts, mais le vent était trop froid. Ce n’est pas tant la température qui me dérange, mais que les jours soient si courts. La nuit est tombée avant qu’il soit l’heure de rentrer à l’école.

J’ai jeté un coup d’œil dans la librairie et vu quelques livres que je voudrais acheter quand j’aurai de nouveau de l’argent, ou à commander à la bibliothèque. Il y a un livre pour adultes d’Alan Garner intitulé Red Shift. Je me demande de quoi il parle. Il a une couverture bizarre avec un menhir et une lumière, ce qui n’a aucun sens. Si je dis à Daniel que je veux l’acheter, il va sans doute m’envoyer de l’argent, à moins que le billet de 10 livres ait été censé durer jusqu’à Noël. Enfin, si c’est le cas, il n’a qu’à le dire et je le commanderai à la bibliothèque.

Ensuite, parce qu’il faisait noir et que je ne voulais pas rentrer, et que je n’avais pas d’argent pour faire semblant de boire du thé dans un café, j’ai traîné dans les autres boutiques de la ville. Je suis entrée chez Woolworths où j’ai piqué un flacon de talc et un Twix. Il y avait une fille qui s’appelait Carrie, au Refuge, qui piquait tout le temps dans les magasins et qui m’a montré comment faire. C’est très facile, il suffit de rester calme. Personne ne prête aucune attention à moi. Mais je ne prendrais pas un livre, ou plutôt j’en prendrais chez Woolworths, s’ils en avaient, mais je ne le ferais pas dans une librairie, à moins d’être désespérée.

Je suis entrée chez C&A et j’ai regardé les soutiens-gorge. Je n’en ai pas essayé. Ils sont plus chers que je ne l’aurais pensé, et le système de tailles est compliqué. Tante Teg devrait pouvoir m’expliquer.

Chez Smiths, j’ai vu Gill qui regardait les disques. Je ne m’intéresse pas du tout aux disques, en fait j’associe le fait d’écouter de la pop music avec ce que Gill prétendait mépriser : se rendre intéressantes devant les garçons. Mais je suis allée lui dire bonjour. Elle regardait un disque intitulé Anarchy in the UK par un groupe qui s’appelle les Sex Pistols. Il avait une pochette très laide, mais je suis très attirée par l’anarchisme à cause des Dépossédés. Je pense que ça serait beaucoup mieux de vivre sur Anarres. Gill a dit que ça ne nous plairait pas, parce que nos parents n’auraient pas d’argent et que nous n’aurions pas de privilèges. J’ai dit que tout le monde aurait les mêmes avantages. Je n’ai pas dit que de toute façon ma famille n’était pas si riche que ça. J’ai dit : pourquoi aurions-nous une meilleure éducation que quelqu’un qui ne peut pas se payer Arlinghurst ?

Gill a acheté le disque, même si elle ne va pas pouvoir l’écouter avant Noël, donc je n’en vois pas l’intérêt.

Sur le chemin du retour, nous avons parlé de Léonard de Vinci. Apparemment, en plus d’être peintre, c’était un savant qui a inventé des hélicoptères, étudié les fossiles et tenu des carnets. Gill a un livre qui parle de la vie des savants qu’elle a proposé de me prêter, ce qui est gentil de sa part, mais ce n’est pas du tout mon truc. Elle est un peu… je ne sais pas. Elle n’est pas stupide, ce qui est un soulagement, et elle n’a pas peur de me parler, mais elle a l’air un peu trop passionnée, ce qui me met mal à l’aise. J’ai l’impression qu’elle veut quelque chose.

J’ai partagé le Twix avec Deirdre. Je ne lui ai pas dit que je l’avais piqué.

Dimanche 18 novembre 1979

J’ai écrit à Grampar. La prochaine fois que j’aurai de l’argent, je lui achèterai une carte pour lui souhaiter un prompt rétablissement. Je lui ai parlé de mes notes (qui sont toutes systématiquement excellentes dans toutes les matières sauf en maths, comme d’habitude) et du temps qu’il fait. J’ai aussi écrit à Daniel, surtout pour parler de Terre, planète impériale et de Sur l’onde de choc, mais en mentionnant le Garner. J’aimerais avoir de l’argent de poche, comme la plupart des filles, pour savoir à l’avance ce que je pourrai dépenser. J’ai aussi écrit à tante Teg pour mon problème de soutien-gorge, en faisant bien attention de ne pas demander d’argent, en fait en précisant explicitement de ne pas en envoyer, parce que ça ne serait pas honnête, je veux juste savoir comment fonctionne le système de tailles. Il y a un chiffre et une lettre. Je suppose que je pourrais demander à Deirdre, ou même à Gill, mais je préfère l’éviter.

Pas de gâteaux aujourd’hui.

Mardi 20 novembre 1979

Un colis de Daniel ce matin, avec Demain, les chiens de Clifford Simak et Dune de Frank Herbert, dont aucun des deux ne me semble à première vue enthousiasmant. Mais c’est si bon d’avoir de la lecture. Et aussi un nouveau billet de 10 livres. Je ne sais pas s’il va m’envoyer un billet chaque fois que je dis que j’ai envie d’acheter un livre. Je suppose que je peux compter dessus, mais ce n’est pas très fiable. J’en ai parlé à Deirdre, bien qu’il soit difficile de la pousser à se confier, l’argent de poche étant un des sujets tabous que l’on n’est censées évoquer que de façon détournée. Mais une fois qu’elle a commencé à parler, on ne peut plus l’arrêter.

« J’ai deux livres chaque fois que je reviens de vacances. Ma mère dit que je n’ai pas besoin d’argent, parce que tout est fourni, mais c’est idiot. Je sais que tu as remarqué que j’emprunte tout le temps ton savon. Il y a du savon, du shampoing et tout ce dont on peut avoir envie, même des pommes, à la boutique. Et si tu n’achètes jamais de gâteaux, tout le monde dit que tu es radine ou, pire, sait que tu es pauvre et te traite avec condescendance. Karen m’a offert un gâteau le trimestre dernier et a dit : “Je sais que tu ne pourras pas me le rendre, mais ne t’en fais pas pour ça”, d’un ton tellement supérieur que j’ai acheté des gâteaux dès la première semaine de la rentrée. »

Je l’avais remarqué, parce qu’elle m’en avait donné un aussi. « Tu n’étais pas obligée de m’offrir un gâteau. Mais bien sûr, ça fait toujours plaisir.

— La plupart des filles ont une livre par semaine, ou même deux pour certaines. Je ne sais pas comment elles font pour faire de la monnaie, parce qu’elles les reçoivent dans des lettres. Aucune ne dit de combien elle dispose, parce que c’est vulgaire de parler d’argent. »

Vulgaire de parler d’argent, mais on peut très bien demander quel genre de voiture a votre père, et quel est son métier, et quel genre de maison il possède, et quelle sorte de manteau de fourrure a votre mère. Je ne savais même pas qu’il y avait différentes sortes de fourrure, encore moins s’il y en a qui sont plus ou moins acceptables. La première fois qu’on m’avait posé la question, j’avais répondu au hasard que c’était du renard, ce qui me paraissait plausible, mais Josie m’a demandé si je voulais dire du renard argenté ou du renard roux ordinaire. Il était si évident à sa façon de poser la question que le renard argenté était la bonne réponse que je n’ai pas hésité. Bien sûr, ma mère n’a pas de manteau de fourrure du tout, et si elle en avait eu un c’est probablement qu’elle aurait torturé la pauvre bête. De toute façon, je pense que porter de la fourrure est mal et je l’ai dit à Josie et que je n’aurai jamais, jamais de manteau de fourrure, parce que c’est mal de tuer les animaux pour prendre leur peau. Je ne suis pas végétarienne, je pense que c’est très bien de tuer les animaux pour les manger, parce que c’est différent. Ils nous feraient la même chose. Mais il n’est pas indispensable pour nous de prendre leur fourrure juste pour frimer.