Il reste cinq semaines de classe jusqu’à Noël, donc si j’utilise deux livres par semaine, ça devrait aller. Mais je pourrais prendre un peu d’avance pour m’acheter un soutien-gorge ce week-end parce que, maintenant que j’ai remarqué que j’avais des seins, ils n’arrêtent pas de me gêner et il serait bon d’avoir un harnais pour les empêcher de ballotter.
Mercredi 21 novembre 1979
Lettre.
Je ne l’ai pas ouverte, mais son simple contact a paru réveiller la douleur de ma jambe, qui a été très intense aujourd’hui.
Ce matin, à la bibliothèque, j’ai fini Les Temps parallèles et, comme je n’avais plus rien à lire, j’ai décidé d’aller voir dans les rayons. Miss Carroll s’affairait à ranger un arrivage de nouveaux livres, surtout des ouvrages de référence, et j’étais assise dans mon coin habituel, avec des lambris des deux côtés et une étagère en face de moi. Parfois je m’assieds un siège plus loin, pour regarder par la fenêtre, mais il n’y avait rien d’intéressant à voir aujourd’hui, rien qu’un ciel gris, des branches dénudées et une pluie incessante.
J’étais sur le point de me lever pour aller dans les travées, quand Miss Carroll est venue vers moi. « Je me rappelle que tu t’étais renseignée sur Platon », a-t-elle dit en posant devant moi un exemplaire flambant neuf de La République de la collection « Grands Classiques ». Elle avait aussi laissé négligemment deux autres livres sur une table voisine, un ouvrage très intrigant, Daughter of Time, de Josephine Tey, et An Old Captivity, de Nevil Shute (j’ai déjà lu ce dernier, bien sûr… c’est l’histoire de Leif Erickson).
La République n’est pas aussi distrayant que Le Banquet. C’est une suite de longs discours et personne ne tente de faire la cour à moitié ivre à Socrate. C’est très intéressant quand même, mais je persiste à penser que ça ne marcherait pas, comme l’a dit Sam. La nature humaine s’y oppose. Les gens ont tendance à réagir toujours de la même façon. Et si Socrate pense que les enfants de dix ans sont des pages blanches qu’il pourrait manipuler, ça doit faire longtemps qu’il n’a plus dix ans ! Mettez-moi avec Mor dans cette République et nous l’aurons subvertie en cinq minutes. Il faudrait commencer avec des bébés, comme dans Le Meilleur des mondes, qui a été influencé par Platon, je le vois maintenant. On pourrait introduire une histoire dans La République de Platon : deux personnes tomberaient amoureuses l’une de l’autre et gâcheraient tout. Tomber amoureux serait une perversion. Ce serait comme être homosexuel pour Laurie et Ralph. Je préfère Triton à Anarres, quitte à choisir une utopie. Vous savez ce que j’aimerais lire ? Un dialogue entre Bron, Shevek et Socrate. Socrate aurait aussi aimé ça. Je parie qu’il aimait les gens qui argumentent. On peut le voir, on peut voir ça, au moins, dans Le Banquet.
Quand je suis revenue cet après-midi et que j’ai repris ma place, j’ai constaté que le Shute et le Tey étaient toujours là. Miss Carroll ne touche généralement pas à mes affaires, et quand elle le fait elle me dit où elle les a mises, ou elle me les rend. Mais ces livres étaient à elle. J’ai quand même commencé à lire le Tey. Je crois qu’elle les avait apportés à mon intention. Je pense qu’elle avait remarqué que j’avais du mal à me déplacer, aujourd’hui, et qu’elle les a apportés pour que j’aie de la lecture. Je suis sûre qu’elle a commandé La République pour moi. Je suppose que je suis la seule personne qui se sert de la bibliothèque dans le but où elle a été conçue – non, ce n’est pas vrai, certaines filles de 6e s’en servent pour trouver des livres pour leurs dissertations. Je les ai vues. Mais je suppose que Miss Carroll doit m’avoir remarquée, tout le temps assise là à lire, et qu’elle a voulu faire un geste pour moi.
Je devrais faire quelque chose de gentil pour elle. Les filles offrent de temps en temps des gâteaux aux professeurs. Est-ce que Miss Carroll peut être considérée comme un professeur ? Ou bien je pourrais lui offrir quelque chose pour Noël ?
Jeudi 22 novembre 1979
Ma jambe ne va toujours pas très bien. Je me demande si je ne devrais pas retourner voir le docteur. L’infirmière a mon ordonnance pour du Distalgesic, je pourrais aller lui en demander. J’irais bien, mais il y a deux étages à descendre, plus un à monter.
Qui aurait cru que Richard III n’a pas vraiment tué les princes dans la Tour de Londres ?
Une lettre de tante Teg, pleine de nouvelles. Maintenant je comprends le système des soutiens-gorge, mais je ne sais pas comment prendre mes mesures.
Je devrais peut-être en emprunter un à une fille de ma taille, pour voir.
Vendredi 23 novembre 1979
Je suis finalement allée voir l’infirmière hier, elle m’a donné un analgésique, dit que je devais aller voir le docteur et elle a pris rendez-vous pour moi. Je n’en vois pas l’intérêt, mais je n’ai pas discuté.
J’ai demandé à Gill de mettre la lettre de ma mère dans la poubelle de la cuisine pour moi. Être enfouie sous les restes et les déchets la neutralisera et elle partira bientôt aux ordures. J’ai demandé d’abord à Deirdre, mais elle n’a pas voulu la toucher. C’était très sage de sa part.
Pas étonnant que les fées fuient la douleur en courant. Elles aiment être diverties et c’est horriblement ennuyeux.
Demain, il faut que je sois en forme pour aller à la bibliothèque.
Samedi 24 novembre 1979
Seulement trois livres pour moi à la bibliothèque. Je les ai pris, j’ai acheté une carte de prompt rétablissement pour Grampar et je suis rentrée tout droit. Red Shift et le soutien-gorge attendront la semaine prochaine.
Parfois je ne suis pas sûre d’être entièrement humaine.
Enfin, je sais que je le suis. Je ne devrais pas penser que ma mère n’irait pas dormir avec les fées… non, ce n’est pas ce qu’on dit. « Dormir avec les fées » signifie être mort. Je ne devrais pas penser qu’elle n’irait pas coucher avec les fées, mais si elle l’avait fait, elle s’en serait vantée. Elle ne l’a même jamais laissé entendre. Elle n’aurait jamais accusé Daniel et ne l’aurait pas obligé à se marier. Daniel nous ressemblait, Sam l’assurait. Et les enfants de fées, dans les chansons et les histoires, sont toujours de grands héros – à propos, je n’ai jamais su ce qu’il est advenu de Tam Lin, l’enfant de Janet. Mais voyez Earendil et Elwing. Non, ce n’est pas de ça que je veux parler.
Ce que je veux dire c’est que, quand je regarde les autres, les autres filles de l’école, et que je vois ce qu’elles aiment, de quoi elles se contentent et ce qu’elles veulent, je n’ai pas l’impression d’appartenir à la même espèce. Et parfois – parfois je m’en fiche. Il y a si peu de personnes dont je me préoccupe vraiment. J’ai l’impression parfois qu’il n’y a que les livres qui rendent la vie supportable, comme à Halloween quand j’ai voulu vivre uniquement parce que je n’avais pas fini Babel 17. Je suis sûre que ce n’est pas normal. Je m’inquiète plus des personnages des livres que des gens que je côtoie tous les jours. Il y a des fois où Deirdre me tape tellement sur le système que j’ai envie d’être cruelle, de l’appeler Meirdre comme tout le monde, de lui hurler qu’elle est stupide. Si je ne le fais pas, c’est par pur égoïsme, parce qu’elle est pratiquement la seule qui me parle. Et Gill, elle me donne parfois la chair de poule. Qui pourrait s’empêcher de préférer empreindre un dragon ? Ou d’être Paul Atreides ?