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En attendant le bus pour rentrer à l’école, j’ai réfléchi à la magie. Je voulais que le bus vienne et je ne savais pas exactement à quelle heure il passait. Si je mêlais la magie à ça, si j’imaginais le bus arrivant juste au coin de la rue, ce n’aurait pas été comme si j’avais matérialisé un bus du néant. Le bus était quelque part dans sa tournée. Il y avait deux bus par heure, disons, et pour que le bus arrive juste au moment désiré, il aurait dû partir du terminus à une heure précise, et les gens seraient montés et arrivés à destination à des heures différentes. Pour que le bus soit où je veux, il me faudrait changer tout ça, l’heure à laquelle ils s’étaient levés, même, et peut-être tout l’horaire depuis le moment où il avait été établi, de sorte que les gens auraient dû prendre le bus à des heures différentes tous les jours depuis des mois, rien que pour que je n’aie pas à attendre aujourd’hui. Dieu sait ce que ça aurait changé dans le monde, et tout ça juste pour un bus. Je ne sais pas comment les fées osaient seulement. Je ne sais pas comment qui que ce soit pourrait en savoir assez.

La magie ne peut pas tout faire. Glory n’avait pas pu aider Gramma pour son cancer, bien qu’il l’ait voulu et que nous l’ayons voulu. La magie peut remonter dans le temps, mais elle n’a pas pu faire revivre Mor. Je me rappelle quand elle est morte et que tante Teg me l’a annoncé, j’ai pensé : Elle sait, et je sais, et d’autres gens le diront à d’autres gens et de plus en plus de gens sauront et cela s’étendra comme des vagues à la surface d’un étang et il n’y aura pas moyen de revenir en arrière sans défaire tout. Ce n’est pas comme tomber d’un arbre sans que personne d’autre que les fées le voie.

Mercredi 28 novembre 1979

Gill s’est glissée dans le dortoir hier soir pour m’apporter sa vie des savants. Elle s’est assise sur mon lit et, pendant que nous bavardions, elle a posé le bras derrière moi, comme par mégarde, mais j’ai bien vu qu’elle s’y prenait prudemment, et en me regardant tout le temps. Je me suis levée d’un bond et je lui ai dit qu’elle devrait y aller, mais après Sharon m’a jeté un regard très étrange et je pense qu’elle l’avait remarquée. Aurais-je fait quelque chose pour encourager Gill ? Ou, en tout cas, pour lui donner à penser que je pourrais m’intéresser à elle de cette manière ? C’est très délicat, car elle est l’une des très rares personnes qui m’adressent vraiment la parole. Je crois qu’il faudrait que je lui parle, mais pas dans le dortoir ! Et j’ai peur de dire que je veux la voir en privé au cas où elle prendrait ça encore pour un encouragement, ce qui serait blessant quand il faudrait la détromper.

Dans Trois femmes dans un château, qui n’est pas du tout ce à quoi je m’attendais, il y a un passage où l’héroïne est amoureuse d’un homme alors qu’un autre est amoureux d’elle, et elle se dit qu’elle va le faire avec lui, peut-être, mais elle sait aussi que ça ne marchera pas et elle ne veut pas le blesser. Ce qu’elle ressent et la façon qu’elle a de ne pas vouloir le blesser est un peu ce que j’éprouve vis-à-vis de Gill. Franchement, je ne pense pas que ce serait différent si c’était un garçon qui était mon ami. Je le dirai à Gill quand j’en aurai l’occasion. Peut-être samedi, ou demain après le cours de chimie ?

Une des pierres était tombée de l’appui de fenêtre, mais je l’ai remise en place. C’est une protection improvisée, mais pour le moment elle tient. Plus de visites nocturnes.

Jeudi 29 novembre 1979

Des rêves horribles. Il faut vraiment que je fasse quelque chose. Ça ne peut pas continuer comme ça. Je le ferai cette nuit s’il ne pleut pas.

Pourquoi ne suis-je pas comme tout le monde ?

Je vois Deirdre : sa vie est complètement lisse. Ou bien le semble-t-elle juste à mes yeux ? Elle est venue me trouver à la récréation et m’a prise à part. « Charogne m’a raconté qu’elle a vu Gill te draguer », a-t-elle dit, et elle m’a regardé en toute confiance.

« Sharon a peut-être vu ça, mais je ne suis pas intéressée par Gill et je le lui ai dit.

— C’est mal, a-t-elle affirmé avec force.

— Je ne pense pas que ce soit mal si les deux personnes en ont envie, mais là, je n’en ai pas envie. »

Deirdre a eu l’air troublé et a battu en retraite, mais plus tard elle m’a offert un Polo à la menthe pour montrer qu’elle ne m’en voulait pas. Je devrais lui acheter un gâteau pour dimanche.

Pas eu l’occasion de parler à Gill après le cours de chimie. Je crois qu’elle cherche à m’éviter. Nous n’avons peut-être pas besoin d’avoir une conversation, après tout.

Vendredi 30 novembre 1979

Je me suis levée en pleine nuit pour essayer de la magie. Je suis descendue dans la cour en m’accrochant à l’orme, j’ai trouvé le cercle que j’avais fait la dernière fois et l’ai reconstitué. La lune apparaissait par intermittence à travers les nuages. Je n’ai pas fait de feu, cette fois.

Je ne veux pas raconter ce que j’ai fait. Une appréhension superstitieuse me dit que ça doit être mal, que je ne devrais même pas en avoir dit autant. Je ne devrais peut-être pas l’écrire seulement en miroir, mais à l’envers et en latin. Je crois savoir maintenant pourquoi les gens n’écrivent pas de vrais livres de magie. C’est simplement trop difficile à exprimer. Même comme ça, je sens encore que, à la fin, je ne savais pas vraiment ce que je faisais et que j’improvisais comme une folle. Ça n’a rien à voir avec faire ce que l’on vous a dit, quand vous pouvez être sûr que ça va marcher. La lune a toujours été mon amie. Mais même dans ces conditions.

Jusque-là, on nous avait toujours dit comment procéder. Glorfindel nous avait dit de jeter les fleurs dans la mare, il m’avait dit de jeter le peigne dans le marécage. Debout dans mon cercle, je me sentais très inexpérimentée, comme si je jouais à moitié et qu’il était impossible que ça marche. La magie est très mystérieuse. Je ne cessais de regarder la lune à travers les branches dénudées en attendant qu’elle se dégage un moment. J’avais préparé une sorte de poème à chanter, ce qui m’aidait au moins à me mettre dans le bon état d’esprit.

J’ai utilisé des choses dont je me souvenais, des choses que j’inventais et d’autres qui me semblaient aller d’elles-mêmes. J’essayais de faire un charme de protection et de trouver un karass. J’avais une pomme – j’en avais deux que j’avais gardées quelques jours ensemble pour qu’elles s’habituent l’une à l’autre, même si elles ne venaient pas du même arbre, puis j’en ai mangé une, de façon à ce qu’elle fasse partie de moi, et j’ai utilisé l’autre. Les pommes sont en relation avec les pommiers et avec le monde des plantes cultivées, les jardins d’Éden et des Hespérides, avec Idunn et avec Éris – j’avais aussi une fois gardé une pomme dans mon pupitre, à l’école, qui avait mûri, puis fini par pourrir et s’était transformée en une pulpe à l’odeur douceâtre, et ce n’est que quand elle a commencé à se couvrir de moisissure que je l’ai jetée. C’était un lien très fort. Dans la Perse antique, et maintenant dans certaines régions de l’Inde, je crois, on pratique des « funérailles célestes » : on dépose le corps des morts sur une plateforme où les oiseaux les dévorent, et ils se décomposent à la vue de tous. Ça doit créer un lien magique très puissant, mais ça doit être terrible quand c’est quelqu’un que vous connaissiez qui pourrit comme ça sous vos yeux. La crémation n’est peut-être pas magique, mais au moins c’est propre.