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Quoi qu’il en soit, je me suis entaillé le doigt et me suis servie de mon sang, je sais que c’est dangereux, mais je sais aussi que c’est puissant.

J’ai vu la fée qui m’avait parlé la première fois, là-haut, dans l’arbre. Il y avait d’autres yeux dans les branches, mais je ne les connaissais pas et elles n’ont pas parlé. Je ne sais pas comment les amener à me faire confiance et à être amies avec moi. Elles sont différentes de nos fées, plus sauvages, plus éloignées des gens.

Même avec ce sentiment que j’ai d’être comme un bagage abandonné, même après Halloween, jamais je ne me suis sentie aussi diminuée qu’hier soir. J’ai l’impression qu’on m’a coupé un bras, comme si j’étais habituée à porter les choses à deux mains et que je doive maintenant me débrouiller avec une seule, magiquement parlant. Et pourtant je n’ai pas essayé d’y porter remède. Je n’y avais même pas pensé jusqu’à maintenant. Comme pour ma jambe. Je me demande si je pourrais. Je sens qu’il est dangereux d’essayer, que même essayer ce que j’ai fait, essayer de créer un karass, est dangereux. Je n’aurais peut-être pas dû aller au-delà de la protection dont j’avais vraiment besoin. Recourir à la magie pour obtenir ce dont vous avez envie n’est pas sûr. C’est Glorfindel qui me l’a dit. Presque tout, sinon tout, ce que je veux, je ne peux pas l’avoir depuis des années. Je sais ça. Mais un karass ne devrait pas être impossible, non ? Ou est-ce trop dangereux d’essayer ?

Bien sûr, il est impossible de savoir si ça a marché. C’est toujours le problème avec la magie. Ou un des problèmes. Parmi d’autres…

Je suis épuisée, aujourd’hui. J’ai failli tomber endormie sur Dickens en cours d’anglais. D’ailleurs, il est pratiquement toujours soporifique. Je n’arrête pas de bâiller. Mais, cette nuit, je vais peut-être dormir sans rêves. On verra.

Samedi 1er décembre 1979

Aujourd’hui à la bibliothèque, le bibliothécaire m’a interpellée. « Vous avez bien commandé Au-delà des Monts du lendemain ? » m’a-t-il demandé.

J’ai acquiescé.

« Il n’y a jamais eu d’édition britannique, alors je crains que nous ne puissions rien pour vous.

— Ah, ai-je dit, déçue. Merci quand même.

— J’ai remarqué que vous faisiez beaucoup de demandes de prêts entre bibliothèques.

— Elle a dit… la bibliothécaire a dit que ça ne posait pas de problème, ai-je bafouillé. Elle a dit que c’était gratuit parce que j’avais moins de seize ans.

— Ce n’est pas un problème, commandez autant de livres que vous voulez, nous vous les obtiendrons. »

Je me suis détendue et lui ai souri.

« Je viens de remarquer que beaucoup sont des livres de SF et je me demandais si vous aimeriez vous joindre à notre club du livre de SF du mardi soir. »

Un karass, me suis-je dit. La magie a marché. Mes yeux se sont emplis de larmes et je n’ai pas pu parler pendant un moment. « Je ne sais pas si on me laissera venir de l’école, ai-je répondu à contrecœur. À quelle heure est-ce ?

— Nous commençons à six heures et restons habituellement jusqu’à huit heures. C’est ici même, à la bibliothèque. Je crois savoir que la procédure pour les élèves d’Arlinghurst qui veulent sortir en dehors des classes ou des activités éducatives est qu’elles doivent avoir la signature d’un parent et celle d’un professeur ou bibliothécaire.

— Ils ont été d’accord pour la bibliothèque.

— Oui. » Il m’a souri. Il a un début de calvitie, mais il n’est pas très vieux, et il a un joli sourire.

« Et ce sera très éducatif, ai-je ajouté.

— J’en suis sûr. Je ne sais pas si vous pourrez avoir une signature pour mardi, quand nous parlerons de Le Guin, mais le mardi suivant nous discuterons de Robert Silverberg, et j’ai remarqué que vous avez l’air de l’apprécier. »

J’ai noté les renseignements, ramassé mes livres et je suis allée m’asseoir dans le salon de thé, si heureuse que j’avais envie de chanter. Un karass, ou le début d’un ! Oh, j’espère que je pourrai y aller ce mardi ! Si je n’avais demandé aucun Le Guin à la bibliothèque, c’était parce que je les avais tous lus, ou du moins je le crois. J’ai beaucoup à dire sur elle. Un karass ! Génial ! J’en aurais chanté de joie.

Dimanche 2 décembre 1979

Miss Carroll m’a signé l’autorisation de quitter l’école pour aller au club de lecture ! Elle a dit qu’il va falloir faire tous mes devoirs à l’avance, mais ce n’est pas un problème. Elle espère que mes notes ne s’en ressentiront pas, qu’elles feraient mieux de ne pas baisser à cause du club de lecture. Je lui ai répondu de ne pas s’en faire. Elle m’a demandé si j’avais aimé le livre de Josephine Tey et j’ai dit qu’il m’avait beaucoup plu, ce qui est vrai.

Dans son livre sur les Inklings, Carpenter dit que C. S. Lewis voulait faire d’Aslan un émule de Jésus. Je peux voir plus ou moins ce qu’il voulait dire, mais ça a tout de même tout d’une trahison. Ça ressemble à une allégorie. Pas étonnant que Tolkien ait été contrarié. Moi aussi, je me suis sentie roulée, parce que je ne l’avais pas remarqué sur le coup. Je suis parfois si stupide… quoique Aslan lui-même le soit toujours tellement. Je ne sais pas ce que je pense de Jésus, mais je sais ce que je pense d’Aslan.

J’ai écrit à Grampar et à tante Teg et je leur ai parlé du club de lecture. Et j’ai écrit à Daniel pour le supplier de signer l’autorisation. Je suis sûre qu’il le fera. Je lui ai aussi parlé de l’amalgame Aslan/Jésus, parce que je voudrais savoir ce qu’il en pense, et j’ai encore demandé à aller au pays de Galles à Noël. J’ai promis à Grampar que j’essayerais.

J’ai enfin eu une conversation avec Gill. Il pleuvait à verse, aussi, plutôt que d’aller aux sports collectifs, tout le monde dansait dans le hall cet après-midi. Elle, elle traînait au lieu d’aller se changer, et je suis tombée sur elle à la sortie de la salle de permanence où j’avais fait mon courrier. Elle ne m’a pas adressé la parole directement, mais j’ai dit : « Gill, je ne sais pas si je me suis fait des idées, mais je voulais que tu saches que je t’apprécie comme amie, mais je ne suis pas intéressée par une relation physique avec toi.

— Tu avais dit que tu n’aimais pas les garçons. »

Effectivement, je m’en souvenais. « Ça ne veut pas dire que j’aime les filles. Je ne pense pas qu’il y a quelque chose de mal à ça, je crois que la plupart des gens sont attirés par les deux, mais on dirait que je ne le suis pas. Désolée. Je suppose que je suis un cas particulier. »

Nous discutions dans l’encadrement de la porte de la permanence, quelqu’un est arrivé derrière moi et nous a bousculées pour passer, et Gill a fait adieu de la main et elle a couru se changer. J’espère que ça va s’arranger. Ça rend les choses si compliquées !

Lundi 3 décembre 1979

Une lettre de Daniel, avec un autre billet de 10 livres, disant qu’ils m’attendaient au Vieux Manoir pour Noël, mais que je pourrais ensuite descendre quelques jours en Galles du Sud. Mais pourquoi tiennent-ils tant à ce que je vienne ? Quel avantage peuvent-ils en retirer ? Je préférerais de beaucoup aller aider tante Teg avec Grampar, surtout s’il sort vraiment le jour de Noël. Au Vieux Manoir, ils n’ont pas montré le moindre signe qu’ils voulaient autre chose qu’être débarrassés de moi le plus vite possible. Et je ne sais pas quoi penser de Daniel. Je lui suis reconnaissante de m’avoir sortie du Refuge pour enfants, mais l’école n’est pas vraiment préférable. Il semble vouloir établir une relation, après n’en avoir eu aucune pendant tant de temps. Mais je suis sûre que lui et ses sœurs se porteraient mieux si je n’étais pas là. Et que diable puis-je leur offrir ? Je ne peux pas leur donner simplement une boîte de chocolats si je suis là le jour de Noël. Ce serait lamentable. Enfin, après, au moins je pourrais aller en Galles du Sud.