Выбрать главу

Mardi 4 décembre 1979

Bien sûr, aucune lettre de Daniel avec l’autorisation signée. Ce n’est pas la peine d’espérer, parce que la poste n’aurait guère eu le temps de distribuer ma lettre et de m’apporter la réponse. Mais c’est mon karass, et la réunion a lieu ce soir sans moi, et ils vont parler des Dépossédés, alors je ne peux m’empêcher de me sentir frustrée. Je suppose qu’il y a des réunions tous les mardis depuis que je suis là, mais je ne le savais pas, et maintenant je le sais. Enfin, à moins que ce soit la magie qui ait créé le club de lecture au lieu de simplement inciter le bibliothécaire à m’inviter. Plus je réfléchis à la magie, à ce qu’elle fait et à la manière dont elle influence les choses, plus je pense que je devrais m’abstenir d’y toucher.

L’école devient vraiment insupportable. Je suis habituée à ce que les filles m’affublent de surnoms, mais certaines se sont mises à chanter « Elle avait une jambe de bois » quand je passe, ou simplement à fredonner l’air, s’il y a un professeur à proximité. Elles veulent m’exaspérer, j’affecte donc de ne pas entendre, ce qui est facile à faire, même si je bous intérieurement. Elles font la même chose à Deirdre avec « Danny Boy », au point de la faire parfois fondre en larmes. Ce qu’il y a de terrible avec elle, c’est qu’elle est un tel cliché ! Elle est irlandaise et ce n’est pas une lumière. Karen lui a donné une bouchée de barre granola et elle a dit que ça avait un goût d’arbre de Noël pas cuit. Elle voulait dire de gâteau, bien sûr, parce que c’est de ça que ces barres ont le goût, mais maintenant tout le monde fait des plaisanteries sur les Irlandais qui font cuire des arbres de Noël. J’ai dû rire quand je l’ai entendu, juste parce que c’est surréaliste. Je pense qu’elle a ri elle-même. Ce n’était pas méchant. C’est continuer sans arrêt qui est méchant, et bien sûr c’est ce qu’elles font, parce qu’elles voient que ça la blesse. Il faut que je fasse en sorte qu’elles ne voient pas que cette histoire absurde de jambe de bois avec sa stupide « rondelle de caoutchouc » m’atteint.

Je ne peux toujours pas pardonner à C. S. Lewis son allégorie. Je comprends maintenant pourquoi Tolkien a dit dans le prologue qu’il haïssait ses livres. Vous ne pouvez pas prendre quelque chose pour lui faire prendre la place d’autre chose. Ou vous le pouvez, mais vous ne devez pas trop insister. Si j’essaie de le voir comme une relecture des Évangiles, ça diminue Narnia. Je crois que j’aurais du mal à le relire sans penser à ça. Comme c’est énervant ! Cependant, Carpenter dit que C. S. Lewis a écrit quelques livres directement sur le christianisme… ouvertement, c’est-à-dire. Je devrais peut-être essayer de les lire. Je dois dire que j’ai des sentiments mitigés vis-à-vis de la religion. Et le cours d’éducation religieuse n’est d’aucune aide. On nous parle à longueur de temps des voyages de Paul, et je lis aussi lentement la Bible. Il y a dedans quelques bonnes histoires, au milieu de tout un fatras. Mais la plus grande partie est de l’histoire, pas de la théologie, et j’aimerais bien savoir si Lewis dit quelque chose sur les fées – parce que les ménades, dans Le Prince Caspian, m’ont toujours fait un peu penser aux fées. Il n’y a rien d’autre ici que ses histoires interplanétaires, mais je vais voir s’ils ont Les Fondements du christianisme à la bibliothèque municipale et sinon, eh bien, le prêt entre bibliothèques est là pour ça.

Juste quand je finissais d’écrire, Miss Carroll est arrivée.

« Votre père a-t-il signé l’autorisation pour le club de lecture ? a-t-elle demandé.

— Pas encore. Je suis sûre qu’il le fera, mais il n’a encore pas eu le temps.

— Si vous voulez, je peux venir avec vous ce soir. Si je suis là tout le temps, in loco parentis, ça devrait aller. Ça serait comme emmener les filles au théâtre. J’ai vérifié auprès de Miss Ellis et elle a dit que c’était d’accord. » Elle m’a souri.

« Mais vous avez envie de venir ? » Je ne peux pas m’empêcher d’être désagréable avec les gens qui sont gentils avec moi. Ce n’est pas volontaire, ça sort avant que j’aie eu le temps de réfléchir.

« Ça devrait être intéressant, a-t-elle dit.

— Lisez-vous de la SF ?

— J’essaie de lire ce qu’il y a dans ma bibliothèque, pour pouvoir conseiller les élèves. J’ai effectivement lu un peu de SF. Ce n’est pas ce que je préfère, comme vous, mais j’en ai lu. Même quelques Ursula Le Guin ; entre autres Le Sorcier de Terremer.

— Et vous avez aimé ?

— J’ai trouvé ça excellent. » Miss Carroll s’est assise en face de moi à la table de bois et m’a regardée d’un air interrogateur. « Qu’est-ce qu’il y a ? Je ne m’attendais pas à être interrogée sur mon aptitude à assister au club de lecture, je pensais vous faire plaisir.

— Ça me fait plaisir. Merci. J’ai vraiment envie d’y aller. C’est juste que je ne suis pas habituée – je veux dire que je ne peux pas croire que vous renonciez à votre soirée pour moi. » Elle est très jeune, en fait. Elle doit avoir des amis, ou au moins une chambre où elle vit et se prépare à dîner et lit ses livres sans être dérangée. Pour être franche, je trouve très difficile d’imaginer sa vie en dehors de l’école. Mais au lieu de faire quoi que ce soit, elle va au club de lecture de SF parce que j’en ai envie. Pourquoi ferait-elle ça ? Je ne savais pas que la magie marchait si bien. C’est effrayant.

« Ce sera une expérience intéressante, a-t-elle dit. J’aimerais voir comment ils font les choses à la bibliothèque municipale. Et j’aime toujours entendre parler de livres. Nous pourrions éventuellement organiser un club de lecture ici. Certaines filles des grandes classes pourraient être intéressées. De plus », m’a-t-elle confié en se penchant en avant et en baissant la voix, bien que nous fussions seules dans la bibliothèque, comme d’habitude, « une des choses qu’on vous apprend à l’école des bibliothécaires est qu’il faut prendre en considération les besoins des clients et leur faire plaisir. Comme vous êtes sans conteste ma meilleure cliente, et une des seules personnes qui fréquentent vraiment cette bibliothèque, vous faire plaisir est donc important. »

J’ai ri. « Merci. Merci beaucoup. »

Je vais donc au club de lecture ce soir ! Miss Carroll passe me prendre après le dîner.

Mercredi 5 décembre 1979

Bien sûr, ils n’ont pas décidé instantanément qu’ils étaient mon karass pour m’accueillir à bras ouverts. Ç’aurait été trop demander. Mais c’était génial malgré tout.

J’avais si peur d’être en retard que nous sommes arrivées en avance. La bibliothèque fermait tout juste à notre entrée. Le bibliothécaire a eu l’air très surpris de me voir. « Ah, mademoiselle Markova », a-t-il dit, ce qui était littéralement la première fois que quelqu’un m’appelait comme ça. J’avais auparavant été appelée de temps en temps Mlle Phelps, mais jamais Mlle Markova. Ça faisait bizarre. « Vous êtes venue, tout compte fait.