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— Voici Miss Carroll, la bibliothécaire de l’école. Et monsieur, euh…, ai-je bafouillé.

— Greg Mansell, mais appelez-moi Greg.

— Et moi, c’est Alison », a dit Miss Carroll, et ils se sont serré la main. Stupidement, je n’avais jamais pensé qu’elle pouvait avoir un prénom, peut-être parce que Carol en est un.

Je savais que j’aurais dû dire mon nom, qu’ils me regardaient tous les deux en attendant que je parle, mais ma langue était paralysée dans ma bouche et je suis restée muette. Ce n’est pas vraiment que j’avais oublié mon nom, mais je ne savais pas quelle forme utiliser. « Mori, ai-je dit au bout d’un trop long moment. Mes amis m’appellent Mori. »

Puis deux autres hommes sont arrivés : un grand, Brian, et un petit râblé, Keith. Greg a sorti sa clef et nous a conduits dans une pièce à l’arrière de la bibliothèque.

Celle-ci doit avoir été construite il y a environ cent ans. Elle est de style victorien, avec des murs de brique et des encadrements de fenêtre en pierre. La pièce où se tiennent les réunions était autrefois une salle de lecture, mais maintenant c’est la salle des ouvrages de référence, à l’étage, qui sert de salle de lecture, et celle-ci reste fermée. Elle est lambrissée jusqu’à mi-hauteur et, au-dessus, les murs sont peints en crème entre les fenêtres – il y a beaucoup de fenêtres d’un côté, mais je n’ai pas pu voir dehors, parce qu’il faisait noir. Sur le long mur d’en face il y a un énorme tableau sombre avec des personnages victoriens en train de lire dans une bibliothèque, assis de dos à de petites tables au milieu des étagères. La pièce n’est pas du tout comme ça – il y a une grande table au centre avec des chaises de bois anciennes tout autour. Il y a deux bustes, un à chaque bout de la pièce. L’un est celui de Descartes, que je ne connais pas mais qui a un très beau visage, l’autre celui de Platon !

Je me suis assise du côté de la table faisant face au tableau, le dos aux fenêtres, et Miss Carroll a pris place à côté de moi. Les hommes, qui se connaissaient, bien sûr, sont restés bavarder debout. Il en est entré d’autres, certains plus jeunes, mais aucun n’avait beaucoup moins de trente ans. Ils ont été suivis par deux garçons portant le blazer violet du lycée local. Je ne leur ai pas donné plus de seize ou dix-sept ans. Je commençais à me dire qu’il n’y aurait que des hommes, quand une femme solide aux cheveux grisonnants est entrée d’un air affairé et s’est assise à la tête de la table. Elle avait une grosse pile de livres de Le Guin en édition cartonnée qu’elle a posée près d’elle comme une femme d’affaires. Voyant cela, les autres ont pris place. J’aurais voulu en avoir aussi apporté, mais bien sûr je n’en avais aucun à part mon cher vieux Wind’s Twelve Quarters, volume II. Tous mes livres étaient restés chez ma mère.

Miss Carroll a regardé un peu nerveusement la pile de livres. « Vous les avez tous lus ? » m’a-t-elle demandé doucement.

Je les ai regardés plus attentivement et je les avais tous lus, sauf L’Œil du héron. « Tous sauf un, ai-je dit. Et j’en ai lu un qui n’est pas là, Le nom du monde est forêt.

— Vous lisez vraiment beaucoup de science-fiction », a-t-elle commenté.

À ce moment, la femme grisonnante a pris une profonde inspiration comme si elle s’apprêtait à commencer et, au même instant, la porte s’est ouverte et un garçon – un jeune homme – est presque tombé dans la pièce. C’était l’être le plus superbe que j’aie jamais vu, avec de longs cheveux blonds cascadant sur les épaules, des yeux très bleus, un regard intense, même si je ne l’ai pas remarqué tout de suite, et une sorte de grâce naturelle même quand il a trébuché. « Je suis désolé d’être en retard, Harriet, a-t-il dit en gratifiant la femme d’un sourire éblouissant. Mon vélo a crevé. »

Ça semblait un tour cruel des dieux qu’une si splendide créature en soit réduite à se déplacer à bicyclette. Il s’est assis juste en face de moi, si près que je pouvais voir les gouttes de pluie perlant sur ses cheveux. Il devait avoir dix-huit ou dix-neuf ans. Je me suis demandé pourquoi il n’était pas à l’université. Il avait un peu l’allure d’un lion, ou d’un Alexandre le Grand jeune.

« J’allais commencer, mais vous n’êtes pas en retard », a dit Harriet en lui souriant. (Harriet ! Je n’avais encore jamais rencontré aucune Harriet dans la vraie vie. J’ai fantasmé brièvement que c’était Harriet Vane, parce qu’elle avait le bon âge pour ça, sauf qu’elle se ferait appeler Lady Peter, et de toute façon c’était un personnage de roman. Je fais la différence, vraiment j’en suis capable.)

La porte s’est ouverte à la volée et une adolescente est entrée. Elle portait un blazer violet qui jurait terriblement avec ses cheveux roux. Elle s’est assise avec les deux garçons en blazer qui lui avaient gardé un siège entre eux. En voyant cela, j’ai ressenti… pas exactement de la jalousie, mais j’ai éprouvé une sorte de pincement de cœur.

Puis Harriet a commencé à présenter Le Guin. Elle a parlé pendant un quart d’heure, vingt minutes. Après cela la discussion est devenue générale. J’ai parlé bien plus que je n’aurais dû. Même sur le moment, je m’en suis rendu compte. Je ne pouvais tout simplement pas m’arrêter. Je n’ai interrompu personne, ça aurait été impardonnable, mais je ne me contenais pas assez pour laisser la parole aux autres. Miss Carroll n’a pas dit un mot. Le beau garçon a dit certaines choses très pénétrantes sur L’Autre Côté du rêve. Un des hommes, Keith, je crois, a dit que ça faisait penser à Philip K. Dick, ce qui était absurde, et le beau garçon a répondu que s’il y avait quelques ressemblances superficielles, on ne pouvait comparer Le Guin à Dick, parce que ses personnages sont plus proches des vrais gens que ceux de Dick, ce qui est exactement ce que j’aurais dit. Il y a aussi apparemment un film qui a été tiré du livre, mais personne ne l’avait vu.

Il a ajouté aussi que si elle décrit si bien les procédures scientifiques dans Les Dépossédés, bien qu’elle ne soit pas scientifique, c’est parce qu’elle comprend que la créativité n’est pas si différente quelles que soient les disciplines. Lui et Brian s’accordaient sur le fait qu’elle décrivait bien la procédure scientifique et tout le monde s’en est remis à eux pour ça, ils devaient donc sans doute être des scientifiques. Je n’ai pas demandé dans quel domaine. J’avais déjà trop parlé, comme je l’ai dit. Je n’arrêtais pas de réfléchir à des choses à dire et à demander, puis à penser que j’en avais trop dit et que je devrais laisser parler les autres, et puis à penser à d’autres choses que j’avais à dire, et à les dire. J’espère que je n’ai pas totalement ennuyé tout le monde.

Le beau garçon – il faut que je découvre son nom pour la prochaine fois ! – gardait les yeux rivés sur moi pendant que je parlais. C’était très déconcertant.

Mais c’est un des garçons en blazer violet qui a dit la chose la plus intéressante de toutes. Je venais d’avancer que les mondes de Le Guin étaient réalistes parce que ses personnages étaient réels, et il a dit oui, mais les gens semblaient réels parce que c’étaient ceux que ces mondes auraient produits. Si vous éleviez Ged sur Anarres ou Shevek sur Terremer, ce ne seraient pas les mêmes personnes, l’environnement modèle les gens, ce que l’on voit bien sûr tout le temps dans la littérature générale, mais qui est rare en SF. C’est absolument vrai, et c’est très intéressant, et je n’ai pas pu m’empêcher d’intervenir pour dire que ça collait bien avec L’Autre Côté du rêve et avec ce qui arrivait aux personnages des différents mondes, et qu’être quelqu’un de gris dans un univers où tout le monde est gris était fondamentalement différent d’être quelqu’un de brun dans un monde où les races cohabitent.