Je ne me souviens pas avoir déjà pris un tel bon temps, et malgré mon inquiétude d’avoir trop parlé, je dirais que la soirée a été un succès total. Il y a une chose que j’ai souvent remarquée. La première fois que je dis quelque chose, c’est comme si les gens ne m’entendaient pas, ils ne peuvent pas croire que c’est ce que j’ai dit. Puis ils commencent à prêter attention, ils cessent de prendre garde que c’est une adolescente qui parle et commencent à penser que ce que j’ai à dire mérite d’être écouté. Là, ça demandait beaucoup moins d’efforts que normalement. Dès la deuxième fois que j’ai ouvert la bouche, leurs expressions n’étaient pas condescendantes, mais attentives. J’ai aimé ça.
Après, Keith a demandé qui venait au pub. Le beau garçon y est allé, et Harriet et Greg, mais pas les collégiens en blazer, et pas moi, parce que je devais rentrer à l’école. Tout le monde a pris congé de moi, mais j’ai été à nouveau tout empruntée et muette pour leur dire au revoir et à la semaine prochaine, j’espère.
Miss Carroll a échangé quelques mots avec Greg, puis nous avons repris sa voiture et elle m’a ramenée à l’école. « Vous n’avez pas beaucoup l’occasion de parler des choses qui comptent pour vous, n’est-ce pas ? » m’a-t-elle demandé.
J’ai regardé la nuit au-dehors. Entre les feux tricolores en bas de la ville et l’école, il n’y a aucune source de lumière sauf une ferme de temps en temps, ce qui veut dire que les phares de la voiture me semblaient une brutale irruption de luminosité. J’ai vu des souris et des lapins, et même quelques fées qui détalaient dans les rayons qui les éclairaient. « Non, ai-je répondu. Je n’ai pas beaucoup l’occasion de parler aux gens.
— Arlinghurst est une très bonne école dans son genre.
— Pas pour les gens comme moi.
— Le dernier bus qui dessert l’école part à huit heures cinquante, a-t-elle dit. Ce soir, ils ont terminé à près de neuf heures. J’ai demandé à Greg, comme un service d’un bibliothécaire à une autre, s’il pourrait vous raccompagner régulièrement et il a dit oui. Du moment que vous êtes au lit pour l’extinction des feux, ça ne devrait pas poser de problème.
— C’est très gentil de sa part. Et il a été gentil de me poser des questions. Vous ne pensez pas que j’ai trop parlé ? »
Miss Carroll a ri tandis que la voiture tournait entre les ormes pour s’engager sur l’allée de l’école. « Peut-être un peu trop. Mais ils étaient certainement intéressés par ce que vous aviez à dire. Je ne m’inquiéterais pas pour ça. »
Je m’en fais quand même.
Jeudi 6 décembre 1979
Les jours deviennent terriblement courts. Il semble faire nuit tout le temps. Il fait noir jusque bien après neuf heures, ce qui me pousse à rester toute la matinée à l’intérieur. J’avais l’habitude de sortir un moment avant le petit déjeuner, juste pour prendre l’air. Je n’allais nulle part, je restais juste devant le vestiaire et je respirais un moment avant de retrouver le tintamarre du réfectoire. Au petit déjeuner, nous avons droit à du pain avec de la margarine à volonté, des œufs brouillés aqueux et trop cuits, et des tomates en boîte, que je ne mange pas. Le dimanche, et à l’occasion les autres jours, nous avons aussi droit à des saucisses, qui nous semblent un vrai délice. Les professeurs n’assistent pas au petit déjeuner, tout le monde parle donc toujours à tue-tête et, bien sûr, il faut faire de même si on veut être entendu. On se croirait dans une fosse aux ours, en plus aigu. Parfois, j’attends hors du vestiaire et j’entends les voix résonner dans le couloir comme dans ces asiles de fous du XVIIIe siècle où les gens allaient se divertir en écoutant hurler les déments.
Il fait aussi noir, ou presque, à l’heure où finissent les cours. Les lampes sont allumées et le soleil largement couché. Le ciel est encore vaguement lumineux, mais il ne fait pas de doute que la nuit est tombée. J’aime m’éloigner du bâtiment de l’école et me retourner pour regarder les lumières, orangées dans le crépuscule. Ça me rappelle un peu les fois où nous rentrions à la maison avec Mor, un peu avant Noël, donnant toutes deux la main à Gramma. Son école avait fini un jour avant la nôtre et elle était venue nous chercher. Nous étions encore en cours préparatoire, nous devions avoir six ans. Je me souviens juste que je lui tenais la main et que je regardais en arrière les lumières et le ciel qui n’était pas tout à fait noir.
Ces souvenirs me rendent mélancolique, mais je retrouve une petite partie du sentiment de sécurité et d’excitation à cette évocation. Les souvenirs sont comme des tapis, je les garde empilés dans ma tête et n’y fais guère attention, mais si je veux je peux revenir en arrière, marcher dessus et me souvenir. Je ne suis pas vraiment là, pas comme un elfe pourrait l’être, bien sûr. C’est juste que si je me rappelle avoir été triste, en colère ou contrariée, une partie de ce sentiment me revient. C’est pareil pour les bons souvenirs, bien sûr, mais je pourrais facilement les user d’y trop repenser. Si je le fais, quand je serai vieille, tous mes mauvais souvenirs seront toujours vifs à force d’avoir été repoussés, mais tous les bons seront usés. Je ne me souviendrai pas vraiment de ce jour avec Gramma, que déjà je ne me rappelle pas nettement, je ne me souviendrai que de ces courtes journées d’hiver à l’école où je sortais seule et où je me retournais pour regarder les fenêtres éclairées.
J’en ai assez du noir. Je sais que le passage des jours fait partie de la vie. J’aime les saisons et les fruits de saison. Celle des pommes doit être presque passée, et je suppose qu’il y a des mandarines orange vif dans leur fascinant emballage violet avec un texte en espagnol en ce moment même dans la boutique de Mrs Lewis. (Si je pouvais sentir l’odeur d’une mandarine ! Peut-être samedi.) Mais je commence à détester l’obscurité à cette période de l’année. Je ne suis pas autorisée à sortir à l’heure du déjeuner, qui est le seul moment où il fait à peu près clair, même si le ciel est toujours gris et qu’il pleut le plus souvent.
Les jours rallongeront. Le printemps viendra. Mais l’attente paraît bien longue.
Vendredi 7 décembre 1979
Une réponse de mon père avec l’autorisation pour le club de lecture, il était temps ! Je pourrai donc y aller la semaine prochaine.
Je pensais aux membres du club de lecture et je me demandais qui, parmi eux, fait partie de mon karass, en réalité. Le beau garçon ? (Il faut que je découvre son nom !) Il me regardait sérieusement avec ses beaux yeux. Et même s’il a tort sur des points fondamentaux, il est disposé à écouter. J’éprouve un petit frisson quand je pense à lui en train de me regarder. Et les trois en blazer violet, qui ont mon âge ? (Il faut aussi que je trouve leurs noms, mais c’est moins urgent.) J’aimerais sûrement les connaître mieux, et ils s’intéressent aux livres. Je vais essayer de leur parler la prochaine fois. Harriet ? Je n’ai pas vraiment accroché avec elle, mais elle est très intelligente. Brian ? Keith ? Je ne sais pas. Les autres, avec qui je n’ai pas vraiment fait connaissance ? Trop tôt pour le dire. Greg ? Peut-être. Miss Carroll ? (Alison…)
En écrivant son nom, je l’ai regardée. Elle était occupée à coller des étiquettes dans des livres. Malgré ce qu’elle a dit à propos de satisfaire ses clients, elle m’a emmenée au club de lecture à cause de la magie. Je le sais, et ça me met un peu mal à l’aise. La magie fonctionne à partir de ce qui existe, donc elle doit probablement m’aimer un peu et elle devait m’avoir remarquée. Elle a commandé La République à mon intention. Mais la magie peut faire arriver rétrospectivement des choses. Elle peut faire que des choses soient arrivées. Peut-être que si je n’avais pas essayé la magie, elle n’aurait pas commandé le Platon. Je ne sais pas si elle m’aime bien, en réalité, ou si c’est uniquement à cause de la magie. Si elle ne m’aime pas vraiment, comment puis-je l’aimer en retour ? Comment cela peut-il avoir un sens ?