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J’avais un gros tas, bien plus que je n’en attendais. Deirdre m’avait déniché un roman dont je n’avais jamais entendu parler, Le Guide du routard galactique, sans doute un genre de science-fiction, et le choix de Miss Carroll était judicieux, Les Dépossédés, qu’elle savait que j’avais lu mais n’avais plus. Daniel m’a offert une pile de livres et un de ces carnets à serrure, ce qui est toujours utile. Ses sœurs m’ont acheté des vêtements, pour la plupart si moches que j’aurais préféré être morte plutôt que vue dedans, une boîte de chocolats, que je ne risque rien à manger, et un petit coffre qui, je l’ai senti dès que je l’ai touché, dégageait une puissante magie. Mais ça ne voulait rien dire : après tout, leurs ornements d’arbre de Noël étaient magiques et elles ne semblaient pas le remarquer. J’ai ouvert avec précaution le coffret à l’intérieur duquel se trouvaient trois paires de boucles d’oreilles qui, je l’ai su sans même les toucher, étaient chargées de magie.

Les premières étaient de simples anneaux d’argent, les deuxièmes des anneaux avec chacun un petit diamant et les troisièmes des perles au bout d’un pendentif en argent. « Les perles appartenaient à notre mère, a dit l’une. Nous voulions que tu les aies.

— Je n’ai pas les oreilles percées, ai-je dit comme à regret en leur rendant le coffret.

— C’est ça le vrai cadeau.

— Nous t’emmenons en ville jeudi matin pour te faire percer les oreilles.

— Tu devras porter d’abord les anneaux simples pour t’habituer. » Toutes les trois ont souri. Avec ce sourire semblable et leurs visages inexpressifs, on aurait dit des mannequins de vitrine devenus vivants qui venaient vers moi, un mauvais rêve que je fais parfois.

« Je ne veux pas avoir les oreilles percées », ai-je dit, aussi poliment et fermement que possible, mais je sais que ma voix tremblait un peu.

Je n’y avais jamais réfléchi, mais dès que je l’ai fait, il a été parfaitement évident qu’avoir les oreilles percées vous faisait cesser d’être capable de magie. Les trous, les anneaux dans les trous, ils seraient là et je ne pourrais plus me projeter. Je le savais à la façon dont je savais tout à propos de la magie. Je ne le savais pas intellectuellement, mais je le sentais dans mon corps tout entier, avec un frisson presque érotique. J’ai lâché le coffret et plaqué mes mains sur mes oreilles.

« Toutes les adolescentes se les font percer, de nos jours, a dit l’une d’elles.

— C’est la mode, a ajouté une autre.

— Ne sois pas ridicule, ça ne fait pas mal, a renchéri la troisième.

— Les vôtres ne sont pas percées », ai-je dit, et c’était vrai, aucune d’elles n’a les oreilles percées, parce que, bien sûr, elles savent ce que je sais et parce qu’elles pratiquent la magie. Ce sont des sorcières, ce doit être ça, et elles ont été très habiles jusqu’à maintenant et j’ai été très stupide, parce que je n’ai rien deviné. J’aurais dû les soupçonner parce qu’elles sont trois et parce qu’elles n’ont pas voulu me laisser cuisiner, et par-dessus tout le voir à la façon dont elles vivent toutes trois ici sans rien faire et contrôlent Daniel. Ça m’a totalement échappé parce qu’elles sont ternes et anglaises et sourient, tout m’est passé au-dessus de la tête parce que je pensais qu’elles étaient vraiment obsédées par le fait que Scott avait remporté la coupe.

Elles doivent avoir été horrifiées quand Daniel m’a amenée à la maison. Elles m’ont envoyée à Arlinghurst pour m’éloigner de la magie. Ça n’a pas marché aussi bien qu’elles le pensaient. Elles doivent s’en être rendu compte quand j’ai fait l’invocation pour le karass, mais elles n’ont probablement pas compris ce que c’était, uniquement que je projetais mon esprit. Maintenant elles veulent me contrôler totalement, ce qu’auraient permis les boucles d’oreilles.

« Ce n’était pas la mode à l’époque, a dit l’une.

— Mais aujourd’hui toutes les filles le font…

— Tu seras vraiment adorable avec les perles de notre mère. C’est notre façon de te souhaiter la bienvenue dans la famille. »

J’ai regardé désespérément Daniel, qui avait l’air perplexe. J’ai vu qu’il était mon seul espoir. Elles sont trois, et elles sont adultes, et je suppose qu’elles n’ont pas de scrupules à recourir à la magie, pas plus que ma mère. Quoi qu’elles aient fait à ces pendants d’oreilles, elles l’ont fait délibérément. La magie dont ils sont chargés est dirigée contre moi personnellement, je pouvais le dire maintenant en tenant le coffret ouvert. Elles contrôlaient Daniel je ne savais comment, mais elles ne voulaient pas qu’il le sache, alors tout lui passait au-dessus de la tête. « Ne les laisse pas me faire percer les oreilles ! » l’ai-je supplié. Je savais que je paraissais hystérique, mais j’étais vraiment paniquée.

« Je ne pense pas que Morwenna ait besoin de les avoir percées si elle ne veut pas, a-t-il dit. Elle peut attendre un peu et se le faire faire dans un an ou deux.

— Nous avons pris rendez-vous.

— Et elle ne pourra pas porter les boucles d’oreilles de Mère.

— Et nous voulions lui souhaiter la bienvenue dans la famille. »

Elles avaient l’air si raisonnables et adultes et sensées et je me rendais compte que je paraissais déraisonnable, enfantine et folle. « S’il te plaît », ai-je dit. J’avais toujours les deux mains sur les côtés de ma tête. « Pas mes oreilles.

— Elle est terrifiée, a dit Daniel. Les boucles d’oreilles peuvent attendre. Elle n’en a pas besoin maintenant.

— Tu ne fais que l’encourager à faire l’idiote.

— Elles sont si jolies et lui iront si bien, surtout maintenant que ses cheveux ont un peu poussé.

— Ça ne fait mal qu’une seconde. »

Daniel avait l’air perdu. C’est un faible et il n’a pas l’habitude de tenir tête à ses sœurs. Il ne l’a jamais fait. Elles ont pris sa vie en main quand il était plus jeune, et elles l’ont probablement manipulé tout ce temps. Mais je crois qu’elles sont restées discrètes et n’ont pas agi directement. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être ne voulaient-elles pas en faire une marionnette. Peut-être voulaient-elles qu’il les aime. Il n’y a pas grand monde qui aime les sorcières. Voyez ma mère. Personne ne l’aime. Elles, elles ont les autres, mais cela serait-il suffisant ? Je sanglotais et ne cessais de le regarder d’un air suppliant, car lui seul pouvait me protéger.

« Il n’y a sûrement pas d’urgence, a-t-il dit.

— Je ne veux pas, je ne veux pas », ai-je répété. J’ai attrapé mes livres et j’ai couru à l’étage.

« Caprice d’adolescente typique, a dit l’une.

— Il faut être ferme avec elle, Daniel.

— Elle est trop habituée à ce qu’on lui cède. »

La porte n’a pas de serrure, mais je l’ai bloquée avec une chaise pour que personne ne puisse entrer. Elles sont montées et m’ont demandé de descendre pour le repas de Noël, mais je n’en ai rien fait. Il devait être trop cuit et tout sec, de toute façon. Je ne sais pas quoi faire. Devrais-je m’enfuir encore ? Ça a marché la dernière fois, ou presque. Je ne sais pas ce qu’elles veulent. Elles ont l’air assez sensées, mais ma mère aussi, quand on ne la connaît pas. Elles veulent me contrôler. Elles veulent que j’arrête la magie. Ce n’est pas que je veuille faire de la magie – en fait, j’ai juré que je n’en ferais plus. J’ai juré que je n’en ferais plus sauf pour éviter un mal. Je veux être capable d’empêcher le mal. C’est une mutilation. Je pensais que ma jambe en était une, mais ce n’est rien. Si je portais ces boucles d’oreilles, je ne pourrais plus voir les fées. Je ne sais pas si elles arriveraient à me contrôler, mais avoir les oreilles percées empêcherait la magie. S’il était vrai que toute ma génération se les était fait percer, cela voulait dire toute une génération de femmes qui ne voyaient pas les fées. Ça ne paraît pas si grave, c’est comme un vaccin, n’est-ce pas, une petite piqûre et adieu le côté ésotérique. Mais c’est mal, parce que, comme la vaccination, ça ne marche que si c’est tout le monde. Elles ne feront pas, et personne ne pourra les arrêter.