Pauvre Daniel. Le seul endroit où il est libre est chez Sam, et dans ses livres. Il est difficile d’utiliser des livres pour la magie. D’abord parce que plus un objet est produit en masse et plus il est neuf, plus il lui est difficile d’être magique en lui-même, plutôt que d’être partie de la magie d’un tout. Il y a une magie de la production de masse, mais elle est diffuse et difficile à maintenir. En particulier avec les livres, qui ne sont pas des objets en tant que tels, ce n’est pas ce qui est important en eux, et la magie s’attache aux objets, principalement. (Je n’aurais jamais dû invoquer ce karass, je ne savais pas la moitié de ce que je faisais, et plus j’y repense, plus je le vois. Je ne peux pas vraiment être désolée de l’avoir fait, parce qu’avoir des gens à qui parler est plus précieux que tout, mais je sais que je ne l’aurais pas fait si j’avais été plus avisée. Ou moins désespérée.)
Anthea m’a accompagnée à la gare. Je sais que c’était Anthea parce qu’elle me l’a dit, mais bien sûr elle a très bien pu mentir. C’est très facile à faire quand on est jumelles, je devrais le savoir. (Je me demande si Daniel peut les reconnaître à coup sûr. Il faudra que je le lui demande.) Deux d’entre elles sont restées à la maison pour garder un œil sur lui, je pense. « Daniel est un peu patraque ce matin », a dit l’une d’elles en souriant et en posant le présentoir d’infects toasts froids sur la table du petit déjeuner. « C’est donc Anthea qui va te conduire à la gare.
— Je ne me ferai pas percer les oreilles, ai-je dit en me les protégeant des mains.
— Non, ma chérie. Tu seras peut-être plus raisonnable en grandissant. »
Dans la voiture, Anthea n’a pas évoqué le problème du perçage d’oreilles. J’ai parlé gaiement de l’école, d’Arlinghurst et des préfètes et des maisons, et je faisais de mon mieux pour paraître être devenue spontanément une gentille nièce sans qu’il ait été besoin d’aucune intervention magique. C’était dur, parce que bien sûr je ne l’avais pas fait plus tôt, aussi peut-être aurais-je dû commencer plus graduellement si je voulais être plausible, au lieu de me lancer bille en tête dans une imitation parfaite de Lorraine Pargeter. La voiture des tantes est une chose argentée, de taille moyenne, je ne sais pas exactement de quel type, quoique si j’étais vraiment une gentille nièce j’aurais vérifié pour la comparer aux autres quand je serais de retour à l’école. L’intérieur est en cuir et elle est beaucoup plus récente que la voiture de Daniel. Il y a un miroir sur le pare-soleil du passager. Je suis déjà montée dans cette voiture, quand nous sommes toutes allées faire des courses, mais j’étais toujours assise à l’arrière. Je sais qu’elles conduisent et qu’elles prennent place dans le siège avant chacune à leur tour. Elles sont très bizarres. Il y a des tas de choses qu’elles pourraient faire. Elles pourraient chercher un remède à la graphiose de l’orme. Elles pourraient visiter des pays étrangers.
En arrivant à Shrewsbury, au lieu d’aller à la gare, elle s’est garée devant une bijouterie avec dans la vitrine un écriteau qui disait PERÇAGE D’OREILLES. « Nous avons juste le temps avant le train, dit-elle. J’ai apporté tes boucles.
— Je vais hurler, ai-je dit. Pour me faire entrer là-dedans, il faudra me traîner de force.
— Je voudrais que tu ne sois pas aussi idiote », a dit Anthea, de ce ton « plus peiné que fâché » qu’utilisent les adultes.
Je n’ai pas su quoi répondre. J’ignorais ce qu’elle savait, si elle savait pourquoi je résistais. Il me semblait, et il me semble toujours, qu’il valait mieux autant que possible ne rien dire. Si je commençais à parler de magie, non seulement elle saurait, mais elle aurait toutes les raisons de dire à Daniel que j’étais dérangée.
« Je ne veux absolument pas avoir les oreilles percées », ai-je dit aussi fermement que possible. Je me suis cramponnée à mon sac, qui était posé sur mes genoux et qui m’aidait à me concentrer. « Je ne veux pas mal me conduire, je ne veux pas faire une scène dans la rue ou dans la boutique, mais je le ferai s’il le faut, tante Anthea. »
Tout en parlant, j’ai posé une main sur le levier d’ouverture de la porte, prête à bondir s’il le fallait. J’avais un autre sac dans le coffre, avec des livres et quelques vêtements, mais tout ce dont j’avais vraiment besoin était dans mon sac sur mes genoux. Je regretterais de perdre certains livres, mais on peut toujours en racheter au besoin. Heinlein dit qu’il faut être prêt à abandonner ses bagages et je l’étais. Je sais que je ne peux littéralement pas courir, mais je me disais que si je sautais de la voiture et partais en clopinant dans la rue, elle devrait me poursuivre et il pourrait y avoir des gens qu’elle connaissait et qu’elle serait gênée. Il y avait déjà quelques personnes dehors, bien qu’il soit très tôt. Si on en venait à vraiment se battre, pour le moment elle était seule. J’avais peut-être une patte folle, mais ça voulait aussi dire que j’avais une canne.
Nous sommes restées un moment comme ça, puis elle a grimacé, a tourné la clef et a démarré. Une fois à la gare, elle m’a acheté un aller-retour, puis m’a embrassée sur la joue et m’a dit de passer un bon séjour. Elle ne m’a pas accompagnée sur le quai. Elle avait l’air… je ne sais pas. Je pense qu’elle n’a pas l’habitude d’être contrecarrée.
La magie n’est pas mauvaise en soi. Mais elle semble faire terriblement de tort à ceux qui la pratiquent.
Vendredi 28 décembre 1979
Le temps que le train arrive à Cardiff, il pleuvait et l’euphorie du givre sur les lointaines collines s’était perdue dans la pluie sur la ville. Tante Teg n’était pas à la gare pour m’attendre. Je me dis qu’elle devait être tellement fâchée que je ne sois pas venue l’aider le jour de Noël qu’elle ne voulait pas me voir du tout. Je suis sortie de la gare, me suis dirigée vers la station de bus pour trouver celui qui remontait la vallée et me suis aperçue que je n’avais toujours que 24 pence, deux pièces de 10 et deux de 2, dans mon porte-monnaie, grosses comme des roues de charrette et tout aussi inutiles. Je ne voyais pas comment je pourrais trouver plus d’argent. J’en ai un peu sur un compte à la poste, mais je n’avais pas mon livret. Il y a quelques personnes à qui j’aurais pu en emprunter, mais personne qui se soit trouvé à la gare de Cardiff aujourd’hui à l’heure du déjeuner sous la pluie. Et ma stupide jambe me faisait de nouveau souffrir. Par chance, avant d’en être arrivée au point de faire de l’auto-stop, ce que j’avais déjà fait, mais uniquement quand je m’étais sauvée, j’ai vu la petite voiture orange de tante Teg s’engager dans le parking. J’ai clopiné lentement pour l’intercepter avant qu’elle mette des pièces dans l’horodateur. Elle a été ravie de me voir et ne m’a fait aucun reproche. Elle pensait que j’arriverais par le train suivant. J’avais probablement pris le précédent parce qu’Anthea avait été en avance pour avoir le temps de me faire percer les oreilles.
C’est la deuxième fois, la deuxième d’affilée, que je descends d’un train, qu’on ne m’attend pas et que je m’aperçois que je ne peux pas me débrouiller. Il faut que j’arrête de faire ça. Je dois mieux m’organiser et il me faut plus d’argent. Je dois garder une réserve d’urgence dans mon sac. Dès que je le pourrai, je mettrai de côté au moins un billet de 5 livres. Et je devrais peut-être aussi garder une livre dans la poche arrière de mon porte-monnaie, au cas où je dépenserais le premier. Je devrais peut-être aussi commencer à économiser de l’argent pour une éventuelle fugue. Ça serait merveilleux d’avoir ma vie suffisamment en ordre pour ne pas en avoir besoin, mais regardons les choses en face, je n’en suis pas encore là.