Tante Teg vit dans un petit appartement moderne d’un coquet lotissement récent. Il a été construit il y a environ dix ans, je pense. Il y a quelques boutiques en arc de cercle, dont une excellente boulangerie-pâtisserie, et des petits immeubles de trois étages, séparés par des pelouses. Elle habite au premier étage. Ce n’est pas… je veux dire, je détesterais vivre là. C’est très neuf et propre et beau mais ça n’a pas de caractère, les pièces sont toutes rectangulaires et les plafonds très bas. Je pense que tante Teg l’a choisi parce que c’était quelque chose qu’elle pouvait se payer à l’époque et que l’endroit était sûr pour une femme seule. Ou peut-être parce qu’elle voulait faire du lieu où elle habitait quelque chose de vraiment différent de la maison, avec des meubles modernes et pas de magie. Logiquement, raisonnablement, elle a toujours associé la magie, les fées et toutes ces choses à ma mère, qui a quatre ans de plus qu’elle. Tante Teg ne veut donc rien avoir à faire avec ça, pas plus qu’avec Liz. Elle vit toute seule avec Perséphone, une chatte magnifique, mais incroyablement gâtée. Perséphone sort par la fenêtre, saute sur l’auvent de l’entrée et de là sur le sol. Mais elle ne peut pas rentrer de la même façon et donc elle remonte par l’escalier et miaule devant la porte.
J’aime cet appartement et en même temps je ne l’aime pas. Je l’admire d’être si propre et net, avec ses profonds canapés Habitat marron (trop bas pour moi, surtout aujourd’hui) et ses tables peintes en bleu. Je vois bien que les bouches de chaleur sont efficaces. Quand tante Teg l’a acheté, peu avant la mort de Gramma, nous avons été terriblement impressionnées par sa modernité. Mais en vérité je préfère les objets anciens, le désordre et les cheminées, et je soupçonne tante Teg de les préférer aussi, même si rien ne le lui fera avouer.
« Ma » chambre ici est petite, avec un lit et des étagères pleines des livres d’art de tante Teg. Au mur, il y a deux superbes images de Hokusai, qui font manifestement partie d’une série. La première représente deux Japonais à l’air terrifié qui se battent contre une pieuvre géante ; l’autre, les deux mêmes hommes riant et se taillant un chemin à travers une gigantesque toile d’araignée. Je ne connais pas leurs noms ni leur histoire, mais ils ont beaucoup de personnalité et j’aime les regarder en imaginant leurs autres aventures. Mor et moi avions l’habitude de nous raconter ce qui leur arrivait. Tante Teg les a achetées à Bath, en même temps que la couverture marocaine beige et marron accrochée au mur du salon.
Tandis que je suis allongée là à écrire, Perséphone vient de temps en temps miauler à la porte pour entrer dans ma chambre. Si je n’ouvre pas, elle insiste. Si je me lève et clopine jusqu’à la porte, chaque pas représentant pour moi une petite victoire, elle entre, me regarde d’un air dédaigneux, puis fait demi-tour et s’en va. C’est une écaille de tortue avec le menton et le ventre blanc. Elle voit les fées – à Aberdare où il y a des fées, évidemment, pas ici. Je l’ai vue les regarder et se retourner avec pour elles le même air de dédain que pour moi, tout en les surveillant pour être sûre qu’elles ne vont rien faire. Tante Teg a peint un tableau d’elle couchée devant la couverture marocaine – leurs couleurs vont très bien ensemble – où elle a l’air du plus adorable et gentil des chats. En réalité, elle aime qu’on la caresse environ trente secondes, après quoi elle se retourne contre vous et vous attaque la main. J’ai été mordue et griffée par Perséphone plus que par tous les autres chats du monde réunis, et tante Teg a souvent des marques sur les poignets. Cela dit, elle l’adore et lui parle comme à un bébé. « C’est qui le meilleur ? Qui c’est le meilleur chat du monde ? » Elle pourrait concourir pour le plus beau, avec son magnifique pelage et son port aristocratique, mais je pense que le meilleur chat aurait des bonnes manières.
Nous allons voir Grampar demain. Ce n’est pas comme à la Toussaint, cette fois tante Teg aussi est en vacances. Il ne va pas être facile de trouver le temps d’aller voir les fées, mais elle part pour quelques jours au Nouvel An et je pourrai en profiter. Tante Teg n’est pas vieille, elle a seulement trente-six ans. Elle a un amoureux, un amoureux secret. C’est vraiment tragique, en fait, un peu comme dans Jane Eyre. Il est marié à une folle et ne peut pas divorcer parce qu’il est politicien, et de toute façon il se sent une obligation envers elle parce qu’il l’a épousée quand elle était jeune et jolie, et brillante. En fait, c’était l’amour d’enfance de tante Teg et il l’a embrassée en la raccompagnant le jour de son vingt et unième anniversaire. Puis il est allé à l’université et a rencontré sa femme folle, quoiqu’elle ne fût pas encore folle, et l’a épousée, et ce n’est que plus tard qu’il a compris qu’il aimait en réalité tante Teg depuis le début et il était alors clair que sa femme était folle. Je ne suis pas sûre que cette version soit tout à fait exacte. Par exemple, le père de sa femme était quelqu’un qui pouvait l’aider à avoir un siège au Parlement. Je me demande s’il n’y avait pas un peu d’intérêt personnel là-dedans. Et cela ruinerait-il vraiment sa carrière de divorcer pour se remarier ? Cela la ruinerait bien plus sûrement si sa liaison avec tante Teg venait à se savoir. Quoi qu’il en soit, elle dit qu’elle est heureuse comme ça, qu’elle aime vivre seule avec Perséphone et passer de temps en temps quelques jours avec lui.
Je suis allée l’aider à préparer le dîner. C’est fou le plaisir qu’il y a à nettoyer des champignons et à râper du fromage quand on n’en a pas eu l’occasion depuis longtemps. Après quoi manger ce que vous avez préparé, ou aidé à préparer, vous paraît toujours d’autant meilleur. Tante Teg fait le meilleur gratin de chou-fleur du monde.
C’est aussi très agréable de se détendre et de laisser les autres s’occuper un peu de vous.
Samedi 29 décembre 1979
L’année sera bientôt finie. Tant mieux. Elle a été pourrie. Peut-être que 1980 sera meilleure. Une nouvelle année. Une nouvelle décennie. Une décennie au cours de laquelle je grandirai et commencerai à accomplir des choses. Je me demande ce que les années quatre-vingt nous apporteront. Je me souviens juste de 1970. Je me rappelle être sortie dans le jardin et m’être dit que c’était 1970 et que cela me faisait penser à des drapeaux jaunes flottant au vent, je l’ai dit à Mor et elle a été d’accord, et nous avons dévalé le jardin bras écartés, en faisant semblant de voler. 1980 sonne plus rond, et marron. C’est drôle comme la sonorité des mots évoque des couleurs. Personne sauf Mor ne l’a jamais compris.
Grampar a apprécié l’éléphant, et tante Teg était vraiment ravie de sa robe de chambre. Elle a attendu pour ouvrir le paquet que nous soyons à Fedw Hir, où nous avons organisé un petit Noël autour du lit. Ils m’ont offert un gros pull rouge à col roulé, un savon pour la douche et un bon pour un livre. Je ne leur ai pas parlé du perçage d’oreilles. Ce n’est pas la peine qu’ils se tracassent pour rien. Il a déjà été légalement établi qu’ils n’ont aucun droit vis-à-vis de moi – le fait qu’ils m’ont élevée ne compte pour rien. N’importe quelle mère, si méchante soit-elle, et n’importe quel père, aussi lointain soit-il, c’est le tribunal qui décide, les tantes et grands-parents n’ont pas voix au chapitre.
Grampar déteste Fedw Hir, ça se voit, et il veut rentrer à la maison, mais je ne sais pas comment nous ferions alors qu’il ne peut pas marcher sans aide. Tante Teg parlait d’engager un infirmier pour le lever et le mettre au lit. Je ne sais pas ce que ça coûterait. Je ne sais pas comment on peut faire. Mais c’est un endroit si horrible. Ils sont censés lui fournir un traitement, mais ça n’a pas l’air de lui faire du bien. Les autres pensionnaires sont si nombreux à être clairement en train d’attendre de mourir. Ils ont l’air si désespéré. Et il était comme ça au début. Quand nous sommes entrés il était enfoncé dans le lit, je suppose pour faire une sieste, mais il avait l’air petit et pathétique et seulement à moitié vivant, ce n’était plus du tout lui-même.