Je lui ai parlé de l’époque où il nous apprenait à jouer au tennis et que nous montions dans les Brecon Beacons nous entraîner sur terrain inégal, ce qui faisait qu’après, quand nous nous retrouvions sur terrain plat, ça nous paraissait facile. Je me rappelle les alouettes qui chantaient dans le ciel et les bouquets de fougères et les drôles de roseaux en touffes que nous appelions des pousses de bambou. (Ce n’était pas du bambou, vraiment, mais nous avions un panda en peluche et nous jouions à les lui donner à manger.) Grampar était fier de voir comme nous courions vite et comme nous rattrapions bien la balle. Il avait toujours voulu un garçon, bien sûr. Ce n’est pas que nous voulions être des garçons, c’est simplement que les garçons s’amusent beaucoup plus. Nous adorions jouer au tennis.
Et je me dis que tout ça est perdu, tout ce temps à s’entraîner là-haut, parce que Mor est morte et que je ne peux pas courir, ni Grampar, plus maintenant. Sauf que ce n’est pas perdu, parce que nous nous en souvenons. Il faut faire les choses pour elles-mêmes, pas juste pour s’entraîner en vue d’un hypothétique avenir. Je ne vais jamais gagner Wimbledon ou courir aux Jeux olympiques (« Ils n’ont jamais eu de jumelles à Wimbledon », disait-il), mais je n’y serais jamais arrivée de toute façon. Je ne vais même pas jouer au tennis pour le plaisir avec mes amis, mais ça ne veut pas dire qu’y jouer quand je le pouvais était une perte de temps. Je voudrais l’avoir fait davantage quand je pouvais. Je voudrais avoir couru partout chaque fois que j’en ai eu l’occasion, couru à la bibliothèque, couru dans la vallée, couru dans l’escalier. Oui, bon, nous courions presque tout le temps dans l’escalier. Je pense à ça en me hissant dans l’escalier de l’immeuble de tante Teg. Les gens qui peuvent courir dans l’escalier devraient monter en courant. Et ils devraient courir les premiers, afin que je puisse clopiner derrière eux sans avoir l’impression de les ralentir.
Nous sommes passées voir tante Olwen, puis oncle Gus et tante Flossie. Elle m’a donné un bon pour un livre et lui un billet d’une livre. Je n’ai pas pardonné à oncle Gus d’avoir dit ce qu’il a dit, mais j’ai pris l’argent et j’ai dit merci. Je l’ai mis dans la poche arrière de mon porte-monnaie, ce sera le début de ma réserve d’urgence. Il y a un fauteuil très confortable chez tante Flossie. Sinon, je trouve tous les sièges très malcommodes. Je ne sais pas pourquoi les gens les font si bas. Les chaises de bibliothèque sont toujours d’une hauteur idéale.
Dimanche 30 décembre 1979
Ma jambe va un peu mieux, Dieu merci. En fait, elle allait assez bien pour que, alors que je me rendais à pied jusqu’à l’arrêt d’autobus, une femme qui se mêlait de ce qui ne la regarde pas me demande pourquoi j’avais besoin d’une canne, à mon âge. « C’était un accident de voiture », ai-je dit, ce qui généralement cloue le bec des gens, mais pas le sien.
« Vous ne devriez pas vous en servir, vous devriez essayer de vous débrouiller sans. Il est évident que vous n’en avez pas vraiment besoin. »
Je continuai mon chemin en l’ignorant, mais je tremblais. Je peux donner l’impression que je n’en ai pas besoin, quand je marche sur terrain plat, mais j’en ai besoin quand je dois attendre debout immobile, et elle m’est indispensable pour les escaliers et en terrain accidenté. En plus, je ne sais jamais d’une minute à l’autre si je vais aller comme aujourd’hui ou comme hier, quand je pouvais à peine m’appuyer sur ma jambe.
« Vous voyez, vous marchez très vite, maintenant, vous n’en avez pas du tout besoin », m’a-t-elle crié.
Je me suis arrêtée et j’ai fait volte-face. J’avais les joues en feu. L’arrêt d’autobus était plein de gens. « Personne n’irait faire semblant d’être infirme ! Personne ne marcherait avec une canne s’il n’en avait pas besoin ! Vous devriez avoir honte de penser ça. Si je pouvais marcher sans, je la casserais sur votre dos et je partirais en chantant. Vous n’avez aucun droit de me parler ou de parler à n’importe qui comme ça. Qui vous a nommée reine du monde quand je ne regardais pas ? Pourquoi vous imaginez-vous que je sortirais avec une canne si je n’en ai pas besoin – pour essayer de vous voler un peu de compassion ? Je ne veux pas de votre compassion, c’est la dernière chose dont j’aie envie. Je veux juste m’occuper de mes propres affaires, ce qui est bien ce que vous devriez faire. »
Cela ne m’a fait aucun bien, sinon de me donner en spectacle. Elle est devenue très rose, mais je ne pense pas que ce que j’ai dit ait eu un effet quelconque. En rentrant chez elle, elle racontera probablement avoir vu une fille qui faisait semblant d’être infirme. Je déteste les gens comme elle. D’un autre côté, je déteste tout autant ceux qui viennent me trouver et dégoulinent de sympathie artificielle, qui veulent savoir exactement ce qui ne va pas et me tapotent la tête. Je suis une personne. J’ai envie de parler d’autre chose que de ma jambe. Je répondrais ceci au questionnaire d’Oswestry : la réserve anglaise fait que je n’ai pas trop à subir ça. Ceux qui m’ont posé des questions à ce sujet, que ce soit pour savoir si j’en avais vraiment besoin ou ce qui n’allait pas, étaient des connaissances, professeurs, filles de l’école, amis des tantes le lendemain de Noël, des gens comme ça.
Il m’a fallu des heures pour me calmer. J’étais encore tremblante et énervée quand le bus a pris le virage serré avant le pont de Pontypridd. S’il n’y arrivait pas, me dis-je, si nous faisions tous un plongeon mortel, cette horrible femme serait la dernière personne à qui j’aurais parlé.
J’ai déjeuné avec Moira, qui était ma raison avouée d’aller aujourd’hui à Aberdare. Moira a dit que mon accent était devenu plus snob, ce qui est l’horreur absolue. Elle n’a pas dit « plus anglais » parce que c’est mon amie et qu’elle est gentille, mais elle n’avait pas besoin de le dire. L’école doit déteindre sur moi. Je veux tellement éviter de parler comme les autres filles d’Arlinghurst ! Je ne sais pas comment faire pour ça. Plus j’y pense, plus ma voix sonne bizarre à mes oreilles, mais je ne l’avais pas remarqué avant, je ne faisais que parler. Il y a des cours d’élocution. Y en a-t-il d’anti-élocution ? Ce n’est pas que je veuille parler comme Eliza, mais je ne veux vraiment pas ouvrir la bouche et me faire cataloguer comme une idiote de la classe supérieure.
Moira a passé un assez bon trimestre. Nous avons eu étonnamment de mal à trouver des sujets de conversation. Je n’arrive pas à me souvenir de quoi nous avions l’habitude de parler ; de rien, je suppose, des potins, de l’école, des choses que nous faisions ensemble. En dehors de ça, il n’y a pas grand-chose de neuf. Leah a rompu avec Andrew, qui sort maintenant avec Nasreen, et les parents de Leah flippent. Elle donne une fête le 2 janvier, l’après-midi, je les verrai donc tous là-bas.
Après le déjeuner, je suis sortie sur le marais de Croggin et j’ai marché. Heol y Gwern est la seule route correcte pour le traverser, mais je m’en suis écartée tout de suite. Croggin – ça s’écrit Crogyn, en fait – est grand : c’est une tourbière d’altitude, elle occupe tout l’épaulement de la colline. Il y a des chemins plus anciens qui la traversent, pas aussi vieux que la route des Aulnes, mais ils sont là depuis longtemps. C’est une mauvaise époque de l’année pour y aller, surtout quand l’hiver a été humide, mais ce n’est pas vraiment dangereux si on connaît le chemin, ou même si on ne le connaît pas mais qu’on suit les aulnes. Mor et moi nous sommes vraiment perdues une fois dans le marais, quand nous étions toutes petites, et nous en sommes ressorties uniquement grâce aux aulnes. De toute façon, ce ne sont pas des sables mouvants, c’est juste humide et boueux. Les gens en ont plus peur qu’ils ne devraient. Il y a aussi la fois où j’y suis allée dans le noir peu après la mort de Mor et où j’ai délibérément essayé de me perdre, mais les fées m’ont aidée à en sortir. On dit que les lumières des marais, les feux follets, vous égarent et vous entraînent dans les pires parties du marais, mais ce jour-là ils m’ont ostensiblement guidée vers la route juste à côté de chez Moira. Je suis arrivée trempée et la mère de Moira m’a fait prendre une douche et donné des vêtements de Moira pour rentrer à la maison. J’avais peur d’avoir des ennuis, mais Liz était en pleine dispute avec Grampar et n’a rien remarqué.