Hier, les ronces étaient mortes pour l’hiver et les sorbiers avaient perdu leurs feuilles. Un pâle soleil brillait dans un ciel lointain. Un rouge-gorge effronté s’est perché près de moi quand je me suis approchée et a penché la tête. On met des rouges-gorges sur les cartes de Noël, et parfois aussi sur les gâteaux, parce qu’ils ne s’en vont pas en hiver. « Bonjour, ai-je dit. Ça fait plaisir de voir que tu es toujours là. »
Le rouge-gorge n’a pas répondu. Je ne m’y attendais pas. Mais j’ai été immédiatement consciente qu’il y avait là quelqu’un. J’ai levé les yeux, m’attendant à voir une fée qui disparaissait, espérant voir Glorfindel, mais ce que j’ai vu a été Mor, debout près des feuilles mortes sur le flanc de la colline. Elle avait l’air – eh bien, c’était manifestement Mor, mais ce dont j’ai été vraiment consciente tout de suite, c’est qu’elle ne me ressemblait pas. Je n’avais pas remarqué ça aux petites vacances, mais là je l’ai vu. J’ai grandi, et pas elle. J’ai de la poitrine. Mes cheveux sont différents. J’ai quinze ans et demi, et elle en a encore et toujours quatorze.
J’ai fait un pas vers elle, puis je me suis rappelé qu’elle avait essayé de m’entraîner vers la porte dans la colline et me suis arrêtée net. « Oh, Mor », ai-je dit.
Elle n’a rien répondu. Elle ne pouvait pas, pas plus que le rouge-gorge. Elle était morte et les morts ne peuvent pas parler. En fait, je sais comment faire parler les morts. Il suffit de leur donner du sang. Mais c’est de la magie, et de toute façon ce serait horrible. Je ne m’imagine pas le faire.
Je lui ai parlé bien qu’elle ne puisse répondre. Je lui ai raconté la magie et Daniel et ses sœurs, et ma fugue de chez Liz, l’école, le club de lecture et tout le reste. Le plus étrange, c’est que plus je parlais, plus elle semblait s’éloigner, mais sans bouger, et plus elle était différente de moi. Personne ne pouvait nous distinguer l’une de l’autre, mais bien sûr nous avions toujours été différentes. Depuis qu’elle est morte, je l’avais presque oubliée, ou plutôt pas oubliée, mais je n’avais pas pensé à elle comme à une personne distincte, mais à nous deux ensemble. J’avais l’impression d’avoir été déchirée en deux, mais en vérité ce n’était pas ça, c’était qu’elle m’avait été ôtée. Je ne la possédais pas, et il y avait toujours eu des différences, toujours, elle avait sa propre individualité et je le savais quand elle était vivante, mais cela s’était brouillé depuis qu’elle n’était pas là pour défendre ses droits.
Si elle avait vécu, nous serions devenues des personnes différentes. Je crois. Je ne crois pas que nous aurions été comme les tantes et que nous serions restées ensemble tout le temps. Je pense que nous aurions toujours été amies, mais nous aurions habité des lieux différents et nous aurions eu des amis différents. Nous aurions été chacune la tante des enfants de l’autre. Il est trop tard pour ça maintenant. Je vais grandir et pas elle. Elle est figée où elle est et je change, je veux changer. Je veux vivre. J’avais pensé que je devais vivre pour nous deux, parce qu’elle ne le pouvait pas, mais je ne peux pas vraiment vivre à sa place. Je ne peux pas savoir ce qu’elle aurait fait, de quoi elle aurait eu envie, comment elle aurait changé. Arlinghurst m’a changée, le club de lecture m’a changée, et cela aurait pu la changer différemment. Vivre à la place d’un autre n’est pas possible.
Je n’ai pu m’empêcher de lui poser des questions. « Pourras-tu aller sous la colline l’année prochaine ? »
Elle a haussé les épaules. Manifestement elle ne savait pas non plus. Que se passe-t-il sous la colline ? Où vont les morts ? Où est Dieu, dans tout ça ? On parle du paradis comme d’un pique-nique familial.
« Est-ce que les fées veillent sur toi ? »
Elle a hésité, puis hoché la tête.
« Bien ! » Je me suis sentie un peu mieux. Vivre avec les fées dans la Vallée n’était pas la pire façon d’être mort que je puisse imaginer, loin de là. « Pourquoi ne me parlent-elles pas ? »
Elle a eu l’air perplexe et haussé encore les épaules.
« Peux-tu leur dire pour les tantes, et leur demander ce qu’elles veulent faire ? »
Elle a hoché la tête, catégoriquement.
« Peux-tu leur demander de me parler ? J’ai peur de faire de la magie et de ses conséquences.
— Faire c’est faire », a dit une voix dans mon dos. J’ai fait volte-face et me suis retrouvée face à une fée que je n’avais jamais vue, toute marron et rugueuse comme une cupule de gland. Sa peau était toute en rides et en replis et elle n’avait pas la forme d’une personne, plutôt d’une vieille souche. La chose qui m’a étonnée est qu’elle avait parlé anglais, et c’est exactement ce qu’elle avait dit, ses mots exacts. Je suppose qu’elles sont assez cryptiques.
« Mais… et l’éthique, ai-je dit. Manipuler la vie des gens sans qu’ils le sachent ? Vous êtes peut-être capable de voir les conséquences de ce que vous faites, mais pas moi.
— Faire c’est faire », a-t-elle répété. Puis elle n’a plus été là, mais il y a eu un bruit sourd et là où elle s’était tenue il y avait une canne de la même couleur qu’elle, avec une poignée sculptée en forme de tête de cheval.
Je me suis penchée maladroitement pour la ramasser. Elle était juste de la bonne taille pour moi et la poignée se logeait confortablement dans ma main. Je me suis retournée vers Mor, mais elle aussi avait disparu. Le vent soufflait dans le val, faisant bruire les feuilles mortes, mais les lieux étaient vides de toute présence.
J’ai rapporté les deux cannes chez Grampar, celle de la fée et l’ancienne. Je vais laisser cette dernière, qui était de toute façon à lui, et garder celle de la fée. Je suppose qu’elle pourrait disparaître au petit matin, ou se changer en feuille ou n’importe quoi, mais je ne le pense pas. À son poids, ça semble improbable. Je dirai aux gens que c’était un cadeau de Noël. C’est d’ailleurs bien possible. Je l’aime bien.
Faire c’est faire.
Cela veut-il dire que peu importe que ce soit de la magie ou non, tout ce que vous faites a du pouvoir et des conséquences qui affectent les autres ? Parce que ça pourrait bien être le cas, mais je pense toujours que la magie est différente.
Cet après-midi, c’est la fête chez Leah.
Jeudi 3 janvier 1980
De retour chez tante Teg. Mal à la tête. Je voudrais que l’eau n’ait pas si mauvais goût à Cardiff. J’avais apporté d’Aberdare une grande bouteille d’eau du robinet, mais j’ai tout bu.
Nous n’avons rien fait du tout aujourd’hui, nous sommes juste revenues à Cardiff, avons mangé du gâteau au chocolat et caressé Perséphone (le temps qu’elle a bien voulu) en lisant. C’était une bonne journée. Tante Teg a l’air aussi épuisée que moi.
La fête d’hier chez Leah était bizarre. Il y avait de la sangria, faite avec du vin rouge, du pamplemousse et des boîtes de cocktail de fruits, et plus tard on y a ajouté de la vodka. C’était dégoûtant et je crois que nous nous sommes tous bouché le nez en buvant. Je ne sais pas pourquoi je m’en suis donné la peine. J’étais ivre et je suppose qu’il valait mieux voir un peu flou que trop net, mais ça m’a rendue simplement stupide. Les gens font ça pour avoir une excuse, afin de pouvoir nier la responsabilité de leurs actes le lendemain. C’est horrible.