Je ne veux pas raconter ce qui s’est passé. De toute façon ce n’est pas important.
D’un autre côté, c’est un journal sincère et complet ou juste un déballage d’angoisses existentielles ?
Dès le début, ça a mal démarré. Nasreen portait un pull rouge identique au mien, quoique lui allant beaucoup mieux qu’à moi. « Nous sommes jumelles ! » a-t-elle gazouillé avec enthousiasme, puis elle s’est rendu compte de ce qu’elle disait et son visage s’est allongé d’un kilomètre.
Il s’est passé à peine neuf mois depuis que je suis partie d’ici. Nous avons toutes grandi pendant ce temps, et c’est comme si elles avaient appris de nouvelles règles et pas moi. C’est peut-être parce que j’étais ailleurs, ou peut-être que je lisais un livre sous le bureau quand on a expliqué comment on fait. Leah – et même Moira – portaient du fard à paupières et du rouge à lèvres. Moira a proposé de m’en mettre, et elle l’a fait, mais nous n’avons pas la même couleur de peau. J’ai normalement l’air d’une Européenne, mais quand on me met près de quelqu’un qui est vraiment blanc, et Moira est particulièrement pâle, on peut voir que la couleur sous-jacente de ma peau est jaune, pas rose. Chaque fois que l’une de nous avait un coup de soleil, Grampar disait que nous étions ridiculement pâles et que nous devrions épouser des Noirs pour donner une chance à nos enfants, et il avait raison – comparées à lui et au reste de la famille, nous étions très pâles. Je pense que vous n’auriez pas remarqué, si vous ne le saviez pas, que j’avais des ancêtres plus proches de la couleur de Nasreen que de celle de Moira. Bref, le maquillage de Moira avait l’air ridicule sur moi et j’ai tout enlevé.
Puis j’ai parlé d’Andrew avec Leah, pendant des heures, et ensuite pendant des heures avec Nasreen. Leah a dépassé cela, ou presque, et s’intéresse à un garçon plus vieux, Gareth, qui a une moto. Nasreen n’arrêtait pas de s’engueuler avec ses parents à propos d’Andrew et j’ai eu droit à un cours de rattrapage express. Andrew ne semble pas assez intéressant pour faire toutes ces histoires à son sujet, si vous voulez mon avis. Mais personne ne me l’a demandé, alors j’ai passé deux ou trois heures à parler de lui. Quand il est arrivé, ce que les parents de Leah avaient solennellement juré à ceux de Nasreen qu’il ne ferait pas, il a passé le reste de la soirée avec un bras sur son épaule, l’air gauche. Les parents de Leah étaient sortis jusqu’à onze heures pour aller au théâtre à Cardiff avec sa petite sœur.
Il y avait un certain nombre de personnes que je ne connaissais pas très bien. Un garçon a essayé de me passer un bras sur l’épaule et je l’ai laissé faire. Pourquoi pas, me suis-je dit, parce que j’avais alors déjà bu quelques verres de cette stupide sangria, avec ses grains de raisin et ses petits morceaux de pêche et de poire qui flottaient. Je trouvais agréable d’avoir quelqu’un près de moi qui me tenait chaud. C’était un des amis de Gareth, donc il devait avoir seize ou dix-sept ans. Il s’appelait Owen et, pour autant que je sache, il n’avait jamais lu un livre de sa vie et ne s’intéressait qu’aux motos, aux filles et à la musique. Il aime Clash, dont je n’ai jamais entendu parler, et Elvis Costello. Leah aussi doit aimer Elvis Costello, parce qu’elle passait un de ses disques très fort. Je ne suis pas vraiment au courant de l’actualité musicale, parce qu’on n’a pas le droit d’écouter de la musique à l’école. J’aime bien l’idée de Rock contre le racisme, mais je n’aime pas trop la musique elle-même. Owen m’a demandé ce que j’aimais comme musique et j’ai répondu Bob Dylan, ce qui l’a totalement déconcerté. J’ai bien vu qu’il avait entendu parler de Dylan, mais qu’il ne savait rien sur lui. Mais bon. Il a été un peu refroidi par ma canne et m’a laissée seule un moment après l’avoir vue – je me suis levée pour aller aux toilettes. Plus tard, Moira m’a assuré qu’il n’avait pas de petite amie, et « tu ne le trouves pas mignon ? » – rien à voir avec Wim, ai-je pensé, en plus Wim a un cerveau, lui.
Quoi qu’il en soit, quand Owen est revenu me trouver et a recommencé à me peloter, je me suis laissé faire. J’aimais ça, cette sensation. En fait, je sais que les autres font au moins semblant d’être amoureuses de leurs petits amis quand elles sortent avec eux. C’est une sorte de répétition de leurs relations adultes. Elles ont des accès de jalousie et jouent au grand amour. Je n’ai jamais voulu jouer à ce jeu. Owen ne me coupait pas le moins du monde le souffle, et je ne l’appréciais pas particulièrement. Mais il était chaud, solide et intéressé, et il me rendait désireuse de plus de contact physique. Et donc, quand il m’a proposé de me montrer sa moto, je l’ai suivi dehors. Ce n’était qu’une mob, 50 cm3, mais il en était très fier et il m’a raconté des tas de choses à son sujet. Je ne suis même pas sûre que son engin puisse monter une côte.
On aurait pu croire que l’air nocturne m’aurait dégrisée, mais j’avais l’impression du contraire. Quand il a commencé à m’embrasser, ça m’a plu, et je l’ai embrassé à mon tour, ce qu’il a paru trouver légèrement déconcertant. (Peut-être que je m’y prenais mal ? Les livres ne le disent pas, mais je faisais exactement comme j’avais vu faire dans les films.) Il me tenait dans ses bras et il a commencé à me caresser partout. Cette fois, ça m’a coupé un peu le souffle, et m’a beaucoup excitée.
Alors nous sommes rentrés dans la maison, dans une petite pièce qui sert de bureau au père de Leah. Il y a là un canapé, nous nous sommes assis dessus et avons commencé à nous peloter. Il faisait sombre – il y avait de la lumière dans l’entrée, mais nous n’avions pas allumé dans la pièce.
Pourquoi parler de sexe par écrit est-il plus intime et plus gênant que d’écrire tout le reste ? Il y a des choses dans ce journal qui pourraient me faire brûler sur le bûcher, et je ne suis pas gênée pour les écrire.
Bref, nous nous sommes pelotés un moment, puis Owen a mis sa main dans ma culotte, et ça m’a plu, je me suis dit que j’étais égoïste de ne pas lui rendre la pareille, alors j’ai posé la main sur sa cuisse et j’ai remonté vers son pénis – et je sais parfaitement ce qu’est un pénis, j’ai pris des bains avec mes cousins, et j’ai aussi joué au docteur avec eux, quand nous étions assez jeunes pour qu’il n’y ait pas toutes ces stupides histoires de convenances. Bref, Owen avait un pénis comme on pouvait s’y attendre, et il était aussi excité, mais sitôt que je l’ai touché, à travers son pantalon, il m’a lâchée et a pratiquement fait un bond en arrière.
« Petite pute ! » a-t-il dit en se levant avec les deux poings fermés devant lui, comme pour se défendre. Puis il a quitté la pièce en courant. Je suis restée assise là une minute, les joues en feu. Je n’arrivais pas à comprendre. Je ne comprends toujours pas. Il avait envie de moi. Je le savais. Je pensais agir comme une personne normale, mais de toute évidence je me trompais. Il y a là quelque chose qui m’échappe encore maintenant.
Leah m’a dit quand je suis revenue que je devais faire attention à Owen, parce qu’il avait les mains baladeuses. Étais-je censée l’arrêter ? Attendait-il de moi que je lui oppose une résistance au lieu de coopérer ? C’est à vomir. Toute cette histoire est à vomir et je ne veux rien avoir à faire avec ça.
Je veux la série de bars sans fin de Triton. Ou même les trois vrais bars. Ça, je peux y faire face. Là, ça me dépasse complètement. Au moins je n’aurais probablement plus jamais à le revoir.