Vendredi 4 janvier 1980
À Cardiff ce matin pour acheter des livres chez Lears. J’adore Lears. C’est énorme – deux étages, avec un mur entier de SF, et quelques importations américaines. J’ai trouvé un autre numéro de Destinies, et Red Shift, L’Intersection Einstein, Quatre quatuors et Charisme de Michael Coney (l’auteur de Rax) et – miracle ! – un nouveau Roger Zelazny dans la série des Chroniques d’Ambre ! J’ai poussé un petit cri quand je l’ai vu. Le Signe de la Licorne ! Il a une horrible couverture jaune, mais Sphere soit béni à jamais de l’avoir publié et Lears de l’avoir en magasin !
Je préfère avoir Le Signe de la Licorne plutôt que tous les garçons des Vallées.
Cet après-midi nous sommes allées faire un tour sur les Beacons pour voir si les chutes d’eau étaient gelées. Elles ne l’étaient pas, il est loin de faire assez froid, même si elles gèlent quelques jours certains hivers. Il n’y avait pas de camionnette de marchand de glace sur l’aire de repos et tante Teg a fait une remarque à ce sujet comme si elle s’attendait vraiment à en voir une. J’adore les montagnes. J’adore le paysage qu’elles font, même en hiver. Quand nous sommes redescendues, vers Merthyr d’abord, puis par le contrefort de la montagne vers Aberdare, où tante Teg se promenait autrefois, quand elle était encore à l’école, j’avais l’impression de retourner me nicher sous une bonne grosse couette.
J’ai toujours ma nouvelle canne. Grampar est le seul à l’avoir remarquée, quand nous sommes passées le voir sur le chemin du retour. Il a dit que c’était du noisetier. J’ai dit que je l’avais achetée au marché avec l’argent de Noël. Il a dit que c’était du très beau travail et que je devrais mettre une virole de caoutchouc pour protéger le bout, ça doit se trouver au marché. Il paraissait beaucoup plus alerte aujourd’hui. Personne ne pourrait en faire plus que tante Teg pour essayer de le sortir de là.
Samedi 5 janvier 1980
Dans le train, j’ai lu d’une traite Le Signe de la Licorne, de façon à pouvoir le laisser à Daniel quand je retournerai à l’école. Ce que j’aime vraiment dans ces livres, c’est la voix de Corwin, si personnelle, qui prend les choses à la légère, plaisantant, puis devient brusquement si sérieuse. J’aime aussi les Atouts et les Ombres, et les voyages à travers Ombre. (Je pense que j’appellerai désormais toujours les Kentucky Fried Chicken des « Kentucki Fried Lizzard Partes ».) Je ne pense pas que Zelazny ait tiré tout le parti qu’il pouvait d’Ombre. Si vous pouvez la traverser et trouver des ombres de vous-même, des tas de choses sont possibles.
J’ai fini de le lire à Leominster, et après j’ai relu les Quatre quatuors et me suis enivrée de mots. Je pourrais en copier des pages entières. Parfois, le sens est difficile à saisir, mais ça fait partie du plaisir, remettre les images dans l’ordre de façon cohérente. Il y a là une histoire qui est exactement la même que dans « Le Jeune Lochinvar », mais ce n’est pas trop évident. Je suis si contente d’avoir mon propre exemplaire. Je pourrai le lire et le relire, encore et encore, dans le train, toute ma vie, et chaque fois je me souviendrai d’aujourd’hui et ça me fera remonter le temps. (Est-ce de la magie ? Oui, c’est une sorte de magie, mais ça ressemble plus à lire mon journal.)
Le Shropshire est toujours aussi plat et dépourvu de montagnes. Il a l’air pitoyable sous le crachin de janvier. Le ciel est si bas qu’on a l’impression de pouvoir le crever en levant le doigt. Il y a de quoi être en même temps claustrophobe et acrophobe.
Daniel m’a retrouvée sans aucun problème. Il était en avance et m’attendait dans la Bentley en lisant Punch quand je suis sortie de la gare. Il s’est excusé de ne pas m’avoir conduite à la gare quand je suis partie. C’est difficile de ne pas savoir quoi répondre. J’aurais pu dire que ça ne faisait rien, même si je pensais le contraire. Qu’est-ce que ça change qu’il se sente coupable après coup ? « Ne t’excuse pas, seulement ne le fais plus », ai-je dit. Il a grimacé.
J’avais apporté un gâteau des Rois. Je l’avais fait et tante Teg avait préparé le glaçage. Nous n’avions pas mis de magie directe et délibérée, sauf la pensée des Rois mages, et du poème de T. S. Eliot, mais le simple fait de l’avoir fait de nos mains avec les saladiers et les cuillers de tante Teg le rendait magique. Je suppose que les sœurs l’ont remarqué, parce qu’elles ont sorti le leur et ont dit que je devrais emporter le mien à l’école pour en donner une part à toutes mes amies. À l’école, il allait pratiquement irradier de magie. J’ai gardé la réflexion pour moi. J’ai mangé leur gâteau à la sciure en souriant et fait mon possible pour être la Gentille Nièce. J’ai fait semblant d’être terriblement excitée à l’idée de retourner à l’école et impatiente de savoir ce que les autres filles avaient eu comme cadeaux.
Il m’est venu à l’esprit alors que j’étais là, à prendre le thé et à sourire à m’en faire mal aux mâchoires, que les tantes n’avaient rien tenté de me faire par magie. Je veux dire que les boucles d’oreilles étaient une tentative en ce sens, mais elles avaient essayé d’utiliser leur autorité d’adulte et leur supériorité physique pour me conduire à la boutique et cætera, elles n’avaient pas tenté de me contraindre magiquement, de faire en sorte que j’aie toujours désiré des boucles d’oreilles, par exemple. Je me demande combien elles en savent et comment elles l’ont appris. L’ont-elles appris des fées ? Ou de quelqu’un qui l’a appris des fées ? Théoriquement, je pourrais enseigner, à qui n’en a jamais vu une, toute la magie que je connais.
J’ai réfléchi aux fées du jurassique pendant que je lisais Quatre quatuors et je me suis demandé si les fées sont une manifestation sensible de l’interconnectivité magique du monde. Je me rappelle qu’une fois à Birmingham, durant ma fugue, j’ai vu une fée debout à un coin de rue. Il pleuvait et le trottoir mouillé brillait, et elle était là, l’air complètement indifférent. Je me suis approchée d’elle, elle m’a vue, a hoché la tête et a disparu. J’ai vu que, juste là où elle s’était tenue, de l’herbe poussait dans une fissure du trottoir.
Dimanche 6 janvier 1980
J’oublie toujours comme l’école est bruyante. J’en ai les oreilles qui bourdonnent.
Hier soir, j’ai lu dans mon lit Le Guide du routard galactique. J’avais l’intention de le lire vite pour pouvoir remercier Deirdre, mais c’est hilarant et aussi méchamment intelligent, je pourrais donc la remercier sincèrement, parce que je ne l’aurais jamais acheté toute seule, tellement il a l’air débile. Je me demande s’ils l’ont lu, au club de lecture.
Ce que les autres filles ont eu pour Noël (notes pour un rapport de la Gentille Nièce) : les plus riches ont eu des walkmans Sony. Elles n’ont pas pu venir avec à l’école, bien sûr, parce que la musique est interdite. Moira, Leah et Nasreen n’en revenaient pas, elles pensaient que c’était la pire des privations. Elles vivent avec la radio allumée en permanence. Les walkmans sont apparemment des magnétos à cassettes portatifs, avec écouteurs, qui s’attachent à la ceinture, si bien qu’on peut écouter de la musique enregistrée en se promenant. J’admets que c’est très malin, même si leur choix de musique n’est peut-être pas le mien. Beaucoup ont eu de la musique, même si elles n’ont pas eu de walkman, elles ont mentionné des disques et des cassettes. Lorraine a eu un skateboard et ses frères lui ont appris à s’en servir. C’est apparemment presque aussi bon que de skier. Les autres cadeaux courants sont des vêtements, du parfum, des palettes de maquillage avec un petit miroir dans le couvercle – aussi interdites à l’école, mais certaines en ont introduit discrètement quand même – et des savons au bout d’un cordon, ce qui me fait un peu moins aimer le mien.