— Quoi ? » J’étais interloquée.
« Tu sais, comme dans L’Oreille interne. » Il est resté là où il était, à quelques pouces de moi, le regard plongé intensément dans mes yeux. J’en avais le souffle coupé et il est étonnant que je n’aie pas suffoqué, même en sachant qu’il a une petite amie.
« Non ! Je ne crois pas que quelqu’un puisse faire ça, ai-je dit dans un couinement lamentable.
— Je me demandais simplement. » Il avait l’air hésitant, mal assuré, comme s’il regrettait d’avoir posé la question. Il n’a pas bougé. « C’est juste que, la première fois que je t’ai vue, c’était comme si tu pouvais voir dans mes pensées. Et quand j’ai appris que tu avais dit que ta mère était une sorcière, j’ai pensé – tu sais, à force de lire de la SF, ne commences-tu pas à penser ne plus savoir ce qui est impossible ? Être prête à admettre les hypothèses les plus folles, mais…» Sa voix s’est éteinte.
La première fois que je l’ai vu, tout ce dont je me souvenais c’est avoir pensé qu’il était très beau. S’il croyait que c’était un genre de communication mystique, il se trompait complètement. La cloche a sonné la fin de l’heure de la visite.
« C’est une sorcière », ai-je dit précipitamment comme il commençait à se lever. « Et il y a la magie. »
Il s’est penché vers moi, pressant. « Montre-moi.
— Ce n’est pas comme dans les livres », ai-je dit dans un murmure, même si avec le brouhaha des visiteurs qui partaient il n’y avait guère de risque d’être entendus.
« Montre-moi quand même.
— Il n’y a rien à voir. Et j’ai juré de ne pas y recourir sauf pour éviter un mal ! » Au moment même où je le disais, j’ai compris comme l’excuse paraissait faible. Son visage s’est fermé et il s’est raidi. « Mais je serai peut-être capable de te montrer quelque chose », ai-je dit, prête à tout pour qu’il me croie. « Je ne sais pas si tu seras capable de le voir. Il faudra attendre que je sorte d’ici.
— Tu ne me fais pas marcher ? a-t-il demandé, la voix lourde de soupçon.
— Non ! Bien sûr que non !
— Très bien, a-t-il dit avec mauvaise grâce. Merci.
— Merci d’être venu et de m’avoir prêté des livres », ai-je dit.
Je l’ai regardé sortir de la salle, puis j’ai passé le reste de la journée à manger la glace des astronautes (c’est très particulier) et à noter péniblement chaque mot de la conversation, pour ne pas l’oublier.
Je ne devrais pas faire de magie. S’il vient au bois du Braconnier, je pourrai sans doute lui montrer une fée. Il croit, il me croit, au moins il croit quelque chose. Mais debout dans les bois avec les fées que je vois et qu’il ne peut voir, ça va être très gênant, parce qu’il va penser que je suis folle ou que je mens, et l’un comme l’autre serait affreux.
Oh, bon.
Jeudi 17 janvier 1980
Je ne me suis pas sentie si mal même juste après l’accident.
Ils ont pris de nouvelles radios. Le Dr Abdul voulait parler à Daniel et semblait contrarié qu’il ne soit pas là, comme si je le gardais dans ma poche. Ils ont fini par me laisser partir, en insistant pour que je prenne une canne métallique au lieu de me servir de la canne parfaitement utilisable que m’avait laissée la fée. J’ai tout juste réussi à aller jusqu’à l’arrêt du bus, puis de là à l’autre arrêt. C’est une bonne chose qu’il y ait des murets sur lesquels s’asseoir. Ça n’a jamais fait aussi mal. Je crois qu’ils n’ont fait que l’aggraver, qu’ils l’ont bousillée définitivement et que c’était ce qu’il voulait dire à Daniel et ne voulait pas m’avouer.
Je suis de retour dans la bibliothèque. Miss Carroll pense que je devrais être au lit. Elle m’a apporté un sucre d’orge et un verre d’eau, bien qu’il soit strictement interdit de manger dans la bibliothèque.
J’ai mal, j’ai mal, j’ai MAL.
Vendredi 18 janvier 1980
Au lit à l’infirmerie. Étendue avec des oreillers et sans instrument de torture est merveilleux. Être étendue immobile ne fait pas trop mal. Je n’ai jamais apprécié la nourriture de l’école avant non plus. Bien sûr, un avantage de l’hôpital était qu’il y avait des visites. Personne ne peut venir me voir ici à part Deirdre et Miss Carroll. La directrice aurait une attaque de voir arriver Janine ou Greg, et elle me renverrait probablement si Wim venait. Mais il ne s’y risquerait pas.
Je rattrape le travail que j’ai manqué, enfin, j’ai tout rattrapé sauf les maths. Je n’ai pas la bosse des maths, de toute façon, et je ne peux pas retenir les chiffres tant je souffre. En géographie, nous étudions les glaciations. Je les ai déjà vues, alors je n’ai pas de problème. En fait, c’est barbant, oui, glaciers, combes ou cirques glaciaires, moraines terminales, vallées en U. Deirdre n’en avait pas entendu parler avant et a avoué en faire des cauchemars. J’ai été sympa et ne lui ai pas raconté l’histoire de L’Ennemi oublié de Clarke.
Je ne pourrai pas aller en ville demain, mais je n’avais rendez-vous avec personne, de toute façon. Miss Carroll va rapporter mes livres à la bibliothèque et prendre les nouveaux. Peut-être que mardi je serai en forme. Ou aussi en forme qu’avant.
Je veux retrouver ma mobilité. Je me sens prise au piège. Je déteste ça.
Retour à la nuit est excessivement freudien. Ça manque de subtilité.
Il y a de bons passages, malgré tout.
Samedi 19 janvier 1980
Daniel est venu me voir, ce qui était une surprise. Il a passé la tête par la porte. « Qui penses-tu que j’ai amené ? » a-t-il demandé.
J’espérais que ce serait Sam, mais je devinais que c’étaient ses sœurs. J’ai été étonnée de n’en voir qu’une. « Bonjour, tante Anthea », ai-je dit, ce qui l’a fait sursauter. C’était juste une supposition, mais une supposition fondée sur l’expérience. D’habitude, s’il n’y en a qu’une, c’est Anthea, qui est la plus âgée.
« Je n’ai simplement pas pu résister au plaisir de venir voir notre vieille école, a-t-elle répondu.
— Je suis surprise que les autres l’aient pu, ai-je dit, aussi Gentille Nièce que possible.
— Il n’y aurait pas eu la place dans la voiture, ma chérie. »
En fait, la voiture de Daniel, comme toutes les voitures du monde sauf la petite Fiat 500 orange de tante Teg, a quatre places. Et même dans la voiture de tante Teg, que nous appelions Gamboge Gussie la Galopante – Gussie parce que son numéro d’immatriculation commence par GCY –, on peut tenir à quatre, on est juste un peu serré, surtout si l’un des passagers est grand. C’est donc à ce moment que j’ai compris qu’ils avaient l’intention de me ramener avec eux.
« En convalescence », a précisé Daniel.
Il aurait été plus utile, me semblait-il, que Daniel vienne un jour de semaine pour parler au Dr Abdul, mais apparemment il l’avait eu au téléphone – je me demande qui avait pris l’initiative de cet appel. En tout cas, l’école avait l’air de penser qu’il me faudrait un moment avant de revenir en classe et qu’il valait mieux me soigner à la maison. Eh bien, c’est peut-être le cas, pour les gens qui ont une maison. J’ai essayé tous les arguments auxquels j’ai pu penser pour rester à l’école, y compris quelques-uns carrément Gentille Nièce, comme ne pas vouloir manquer le match de hockey contre Sainte-Felicity, mais aucun n’a fait d’effet.
On m’a aidée à aller jusqu’à la voiture. Cette sorte d’aide est en fait une gêne. Quand quelqu’un marche avec une canne, celle-ci et son bras tiennent lieu de jambe. Attraper, soulever ou faire quoi que ce soit sans être sollicité à cette canne ou à ce bras revient un peu à attraper la jambe d’une personne normale pendant qu’elle marche. Je voudrais que plus de gens comprennent ça. Plusieurs filles m’ont vue partir, et bien sûr l’infirmière est au courant, je compte donc que quelqu’un le dira à Miss Carroll et qu’elle pensera à prévenir Greg qui le dira aux autres. Je dis « les autres », et je pense à Janine et à tout le monde y compris Wim. Mais je dois avouer que je veux surtout dire Wim. Je crois que je craque un peu pour lui. Et j’ai bêtement laissé à l’école ses romans de Zelazny, que je me réservais pour plus tard, je ne pourrai donc même pas les lire.