Dimanche 20 janvier 1980
Il y a un genre de tempête et on dirait qu’elle pourrait mettre en pièces le Vieux Manoir. Elle frappe aux fenêtres, se glisse par les fissures et siffle dans les cheminées. Allongée ici, je peux sentir toute la maison chanter avec elle comme si c’était un grand voilier.
J’ai tout plein de livres et Daniel vient de temps en temps demander si j’en veux d’autres. J’ai des oreillers et je ne suis pas attachée à un instrument de torture. Je peux clopiner jusqu’aux toilettes. J’ai une carafe d’eau, une vraie carafe avec un vrai bouchon en cristal. On m’apporte mes repas, qui ne sont pas plus mauvais qu’à l’école. (S’il y a de la magie dans la nourriture, c’est la magie du Vieux Manoir qui continue comme toujours sans aucun changement, c’est tout ce que je peux sentir.) J’ai une radio sur laquelle j’écoute les nouvelles, les Archers, les conseils de jardinage et, à ma surprise et pour ma plus grande joie, Le Guide du routard galactique ! Ce feuilleton radiophonique est génial. Je suppose que je pourrais dérégler le poste de Radio 4, que Grampar appelle toujours le « Home Service », pour le régler sur Radio 1, que l’on appelle le « Light Programme ». Le seul avantage serait de contrarier les tantes, parce que Radio 4 pourrait avoir d’autres merveilles cachées, comme le Routard galactique, alors que Radio 1 ne passe que de la musique légère. La plupart du temps, je ne fais que lire, de toute façon.
Combien de temps vais-je être coincée ici ?
Je suis allée au rez-de-chaussée en clopinant pour le souper, comme elles appellent le dîner quand il est servi sans cérémonie. C’était du gratin de macaronis, trop cuits, à la limite de l’immangeable. Elles mangeaient toutes, assises en faisant des remarques ineptes, hochant la tête et souriant. J’ai joué la Gentille Nièce. En fait, je mourais d’envie de parler à Daniel de la possibilité d’aller à Glasgow pour Pâques, mais je voulais le faire quand il n’y aurait pas de risque qu’elles entendent.
Après, j’ai demandé si je pouvais téléphoner à tante Teg. Elles ne pouvaient pas vraiment refuser devant Daniel, alors je l’ai appelée. Elle a été horrifiée d’apprendre que j’avais été hospitalisée et qu’elle n’en avait rien su, et elle n’a pas voulu croire que ça avait aggravé les choses. Elle essaie toujours d’être optimiste et de voir le bon côté des choses, ce qui est très bien parfois, et je voudrais bien me réjouir avec elle, mais ce n’est pas très utile en ce moment. Elle a dit qu’elle expliquerait à Grampar pourquoi je n’avais pas donné de nouvelles et qu’elle lui dirait que je l’embrassais. J’espère que ça ne l’inquiétera pas mais non, elle lui dira probablement que je vais mieux et que je pourrais bientôt de nouveau courir. Je voudrais que ce soit vrai. Même quand ma jambe ne me fait pas activement souffrir, il y a maintenant une espèce de douleur permanente. Je suis sûre qu’elle va plus mal.
Le téléphone est dans le couloir, sur une sorte de table solidaire d’une banquette capitonnée. Je me suis assise sur celle-ci pour téléphoner à tante Teg. Après avoir raccroché le téléphone, je me suis demandé qui je pouvais appeler d’autre tant que j’y étais et qu’il n’y avait personne pour m’écouter. L’ennui, c’est que je ne connais aucun numéro. Inutile d’appeler Greg à la bibliothèque un dimanche soir, en tout cas. Et je ne connais le numéro de personne, pas même celui de Janine. Il y avait un carnet à côté du téléphone, pas un gros livre du genre Pages Jaunes, un répertoire maison, avec les numéros de gens notés à la main. Je l’ai feuilleté sans voir personne de connaissance, jusqu’à ce que j’arrive à M et, là, il y avait Sam, son adresse et aussi son numéro de téléphone.
Sa logeuse a tout de suite répondu et elle se souvenait de moi. « La petite petite-fille », a-t-elle dit. Je ne suis pas petite et ça faisait bizarre de penser que Sam était mon grand-père. J’ai déjà Grampar, la place n’est pas libre. Mais j’aime bien Sam.
Au bout d’un moment il est venu au téléphone. « Morwenna ? a-t-il dit. Tu as des problèmes ?
— Pas exactement des problèmes, simplement je suis au Vieux Manoir pour ma convalescence et j’ai pensé à vous et j’ai eu envie de vous parler.
— En convalescence de quoi ? » a-t-il demandé, alors je lui ai tout raconté et lui ai dit que je pensais que ça avait aggravé mon état. « Peut-être, peut-être, a-t-il dit. Mais parfois guérir fait mal, tu y as pensé ?
— Ils n’ont rien voulu me dire. Le Dr Abdul voulait parler à Daniel et n’a rien voulu me dire. Je pourrais être mourante, il ne me dirait rien.
— Daniel te le dirait, je pense », a dit Sam, mais il ne semblait pas sûr.
« Si elles le laissent faire », ai-je dit.
Sam est resté un moment silencieux. « Je pourrai peut-être venir te voir. J’ai une idée. Passe-moi Daniel. »
J’ai dû alors appeler Daniel et lui expliquer ; il m’a envoyée au lit et a parlé un moment avec Sam. Puis il est monté me voir et a dit que Sam viendrait le lendemain par le train et qu’il irait le chercher à Shrewsbury.
Il est bizarre de penser que Sam sort de chez lui, et encore plus étrange de penser qu’il va venir ici, mais il arrive demain ! Daniel dit qu’il se fait vieux et qu’il va rarement où que ce soit, je dois donc considérer ça comme un privilège, ce que je fais.
Lundi 21 janvier 1980
Sam m’a apporté un petit bouquet de perce-neige du jardin de sa logeuse. « Elles commencent tout juste à sortir », a-t-il dit. Malgré le long voyage en train puis en voiture, elles étaient très belles et avaient gardé leur odeur. Mor adorait les perce-neige. C’était sa fleur préférée. Nous en avons planté quelques-unes sur sa tombe, je me demande si elles sont déjà sorties. Une des tantes a mis les miennes dans un petit vase de cristal assorti à la carafe sur ma table de chevet.
Sam m’a aussi apporté d’autres Platon – Les Lois et Phèdre, que je voulais lire parce que c’est celui que lisent les personnages de L’Aurige. Ils ne sont pas neufs, il les a clairement depuis longtemps, il doit avoir passé des heures à fouiller pour les retrouver. Il a aussi apporté un petit ouvrage bleu de chez Pelikan intitulé Les Grecs, de H. D. F. Kitto, qui, selon lui, me donnera le contexte aussi bien pour les livres de Mary Renault que pour ceux de Platon. J’espère que c’est écrit de manière intéressante. Je n’ai toujours pas commencé le livre de Churchill que j’ai eu comme prix d’histoire.
Il a aussi apporté autre chose : un pot de pommade de consoude, qui a une odeur vraiment bizarre. « Je ne sais pas si ça peut te faire du bien, mais je l’ai pris quand même », a-t-il dit. J’en ai étalé un peu sur ma jambe et ça n’a rien fait, à part lui donner une odeur spéciale, mais c’était gentil.