Dans la voiture, pendant que je mettais ma ceinture de sécurité, Daniel m’a regardée sérieusement. « Tu as l’air de ressentir encore les bienfaits de l’acupuncture.
— C’est vrai.
— Tu dois venir une fois par semaine pendant six semaines, comme il a dit.
— D’accord. » J’ai fini de boucler ma ceinture. Daniel a jeté sa cigarette par la fenêtre.
« Je ne serai pas en mesure de venir te chercher à l’école et de te ramener, pas toutes les semaines. Peut-être parfois. »
J’ai compris aussitôt qu’elles ne le laisseraient pas faire. Il a passé la première et est sorti du parking, et pendant tout ce temps, je n’ai rien dis… d’ailleurs, qu’aurais-je pu dire ?
« Il y a un train, a-t-il dit au bout d’un moment.
— Un train ? » Je suis sûre d’avoir eu l’air sceptique. « Il n’y a pas de gare. Il y a peut-être un bus.
— Il y a une gare de chemin de fer à Gobowen. Quand mes sœurs allaient à Arlinghurst elles descendaient là et l’école venait les chercher. Tout le monde prenait le train, à l’époque.
— Tu es sûr qu’elle existe encore ? » Elle ne figurait pas dans la longue liste de la chanson de Flanders and Swann sur les petites gares qui avaient été fermées par Richard Beeching, c’était donc probable.
« C’est sur la ligne de Galles du Nord, vers Welshpool, Barmouth et Dolgellau », a-t-il dit. Le seul de ces endroits dont je connaissais le nom était Dolgellau, où Gramma et Grampar avaient été rendre visite à un vieux prêtre qui s’y était installé, avant ma naissance. Les Galles du Nord sont comme un autre pays. On ne peut même pas s’y rendre depuis les Galles du Sud, il faut passer par l’Angleterre, du moins si on veut y aller en train ou par de bonnes routes. Je suppose qu’il y a des routes à travers les montagnes. Je n’y suis jamais allée, mais j’aimerais bien.
« Très bien, ai-je dit. Ça veut dire un bus pour la ville, un autre pour Gobowen, puis le train.
— Je pourrai te conduire parfois, a-t-il dit en allumant encore une cigarette. Quel serait le meilleur jour ? »
J’ai réfléchi. Sûrement pas le mardi, parce que je risquerais de ne pas être revenue à temps pour le club de lecture. « Le jeudi, ai-je dit. Parce que le jeudi après-midi je n’ai qu’éducation religieuse, puis deux heures de maths.
— D’après tes notes, on dirait que les maths sont la chose que tu devrais le moins manquer, a-t-il dit, mais avec un sourire dans la voix.
— Franchement, peu importe que j’assiste au cours ou non, ça ne rentre tout simplement pas. Ce que je sais en maths, je l’ai appris en physique et en chimie. Le cours de maths pourrait aussi bien être fait en chinois, ça n’a aucun sens pour moi. Je crois qu’il me manque cette partie du cerveau. Et si je demande qu’on me réexplique, ça n’a pas plus de sens.
— Tu devrais peut-être prendre des cours particuliers, a-t-il suggéré.
— Ce serait jeter l’argent par les fenêtres. Je n’y arrive simplement pas. Ce serait comme apprendre à un cheval à chanter.
— Connais-tu l’histoire d’où ça vient ? a-t-il demandé en tournant la tête, et accessoirement en soufflant de la fumée vers moi.
— Ne m’asphyxie pas, donne-moi un an et j’apprendrai à ce cheval à chanter. Il peut arriver n’importe quoi en un an, le roi peut mourir, je peux mourir ou le cheval apprendre à chanter. » C’est dans La Poussière dans l’œil de Dieu, c’était probablement pour ça que je l’avais en tête.
« C’est une histoire à propos de procrastination, a dit Daniel comme s’il était l’autorité mondiale en la matière.
— C’est une histoire à propos d’espoir, ai-je dit. Nous ne savons pas ce qui s’est passé à la fin de l’année.
— Si le cheval avait appris à chanter, on le saurait.
— Il pourrait être à l’origine de la légende des centaures. Il pourrait être parti pour Narnia, en emmenant son cavalier. Il pourrait être devenu l’ancêtre d’Incitatus, le cheval que Caligula a nommé sénateur. Il pourrait y avoir eu toute une tribu de chevaux chantant et Incitatus être leur tentative d’obtenir l’égalité, mais ça a mal tourné. »
Daniel m’a regardée d’un air bizarre et j’ai regretté de n’avoir pas gardé cette réflexion pour des gens qui sauraient l’apprécier.
« Jeudi, donc, a-t-il dit. J’appellerai pour prendre rendez-vous en rentrant à la maison. »
Si c’était une histoire à propos de procrastination, elle aurait une morale solide qui ferait mourir l’homme à la fin de l’année. J’aime mieux imaginer sa survie.
Et à la fin de l’année ils forcèrent la porte de l’écurie.
L’homme et le cheval, ensemble, galopent encore
Après la fin du crépuscule, le martèlement des sabots
Fournit à la fois l’harmonie et le rythme de leur duo.
Mercredi 23 janvier 1980
Une mince couche de neige, ce matin, pas assez pour mouiller les orteils d’un hobbit, et fondue avant le petit déjeuner.
Je suis de retour à l’école, qui est plus bruyante que jamais, bruyante à en résonner.
Le Maître des Rêves est la novélisation du Façonneur, lui-même une variation de L’Homme total de Brunner, à moins que ce ne soit l’inverse. Je ne sais pas lequel a été écrit en premier, mais j’ai lu d’abord celui de Brunner. La simple idée de travailler avec les rêves est étrange. Le Maître des Rêves est un bon roman, mais très troublant. On ne croirait pas qu’il a été écrit par le même auteur que le cycle d’Ambre, qui est si distrayant.
Les gens ont l’air beaucoup plus gentils avec moi qu’avant. Sharon m’a dit bonjour et bienvenue au début du cours d’anglais après le déjeuner. Daniel a insisté pour voir comment j’allais après m’être réveillée et ne m’a pas reconduite avant le milieu de la matinée. Je suis toujours la même. Avec le froid ma jambe refait son truc de girouette rouillée, mais ça va tellement mieux qu’avant l’acupuncture que je m’en fiche presque.
Je n’ai pas pardonné à Sharon de m’avoir tourné le dos. Je serai aimable et polie, mais je ne vais pas renoncer à l’appeler Charogne comme tout le monde. Par contre Deirdre, qui s’est tenue à mon côté, a gagné ma loyauté éternelle et le mot « Meirdre » ne franchira jamais mes lèvres. Bizarrement, alors que je boite plus que jamais, tout le monde a maintenant l’air de m’appeler Coco. Peut-être ai-je acquis du respect à cause du séjour à l’hôpital. Mais personne n’est venu me plaindre, Dieu merci.
Ça m’a fait plaisir de revoir Miss Carroll. Elle ne vient pas me déranger quand je lis, ni quand j’écris, mais elle a toujours un mot gentil quand je passe devant son bureau. Je suis presque habituée à cette bibliothèque, tout ce bois, et les rayonnages de livres, mais en la voyant maintenant je suis encore frappée comme elle est agréable. J’aimerais avoir une pièce comme ça quand j’aurai ma propre maison, un jour, quand je serai adulte.
L’Île des Morts est très bizarre. J’aime l’idée des créateurs de mondes, et les dieux extraterrestres, les extraterrestres, et toute la machination. Je ne suis simplement pas convaincue par l’histoire elle-même.