Avant même que Maria Dudek ait parlé à Mike Wallace, avant que Demjanjuk ait été privé de sa citoyenneté américaine, Avi savait que le nom de famille indiqué par Ivan le Terrible à Treblinka pouvait être Marchenko. Mais cela n’avait pas grande signification, se disait-il. Le nom de Marchenko était de toute manière intimement lié à celui de Demjanjuk. Sur un formulaire que Demjanjuk avait rempli en 1948 pour sa candidature au statut de réfugié, il avait noté Marchenko comme nom de jeune fille de sa mère.
Avant son premier procès, cependant, la licence de mariage des parents de Demjanjuk, datée du 24 janvier 1910, avait été retrouvée. Elle prouvait que le nom de sa mère n’était pas du tout Marchenko, mais Tabachuk. Quand Avi lui avait demandé pourquoi il avait indiqué « Marchenko » sur le formulaire, il avait répondu qu’il ne se souvenait plus du nom et que, considérant cette rubrique comme peu importante, il avait écrit le premier nom ukrainien qui lui était venu à l’esprit.
Aujourd’hui, il semblait qu’il avait dit la vérité. John Demjanjuk n’était pas Ivan le Terrible.
Et Avi Meyer, de même que le reste de l’OSI, avait failli être responsable de l’exécution d’un innocent.
Avi ressentait le besoin de se relaxer, d’oublier un peu tout cela.
Il traversa son living jusqu’à l’armoire où il rangeait ses vidéos. Brighton Beach Memoirs lui remontait toujours le moral, de même que Le Forum en folie et…
Machinalement, il sortit un coffret de deux cassettes. Jugement à Nuremberg.
Ce n’était pas spécialement un poids plume, mais trois heures devraient lui occuper suffisamment l’esprit jusqu’au moment d’aller se coucher.
Il glissa la première cassette dans la fente du magnétoscope. Pendant que l’émouvante musique du générique se faisait entendre, il alla mettre un peu de popcorn dans le micro-ondes.
Pendant le film, il engloutit trois bières.
Les rôles avaient été renversés à Nuremberg. Burt Lancaster incarnait Ernst Janning, l’un des quatre magistrats allemands jugés pour crimes contre l’humanité. Son personnage semblait secondaire, jusqu’au moment où il occupait le devant de la scène dans la dernière demi-heure du film.
On lui reprochait principalement d’avoir fait exécuter un Juif sur la foi de fausses accusations d’attentat à la pudeur. Janning demandait l’autorisation de prendre la parole malgré l’opposition de son propre avocat. Quand il vint à la barre, Avi sentit son estomac se nouer. Janning expliqua comment Hitler avait séduit l’opinion allemande avec ses mensonges. « Il y a des démons parmi nous. Les communistes, les libéraux, les Juifs, les Gitans. Lorsque ces démons seront détruits, toutes vos misères prendront fin. »
Janning secouait alors lentement la tête. C’était la vieille histoire de l’agneau du sacrifice.
Lancaster s’exprimait de manière véhémente, il mettait tout son art dans ce soliloque !
— Il n’est pas facile pour nous d’admettre la vérité, disait-il, mais si nous voulons que l’Allemagne soit sauvée, nous devons reconnaître nos fautes, quelles que soient les souffrances et les humiliations que cela entraînera pour nous.
Là, il marquait un temps d’arrêt avant de reprendre :
— J’avais mon verdict dans la tête, pour l’affaire Feldenstein, avant d’entrer dans la salle du tribunal. Je l’aurais reconnu coupable envers et contre toutes les preuves. Ce n’était pas un procès, mais un rite du sacrifice dont Feldenstein le Juif était la victime impuissante.
Avi arrêta la cassette. Il avait décidé de ne pas voir la suite. Le film était presque fini, de toute manière. Il alla se brosser les dents dans la salle de bains.
Cependant, il s’était trompé, il avait appuyé sur PAUSE au lieu de STOP. Au bout de cinq minutes, la cassette se désengagea et la télé – encore CNN – se mit à hurler. Il retourna dans le living et chercha sa télécommande à tâtons.
Puis il se ravisa et décida de regarder la fin du film. Quelque chose l’y poussait.
Après le procès, lorsque Janning et les trois autres magistrats allemands avaient été condamnés à l’emprisonnement à vie, Spencer Tracy, qui jouait le rôle du juge américain Haywood, allait rendre visite à Janning dans sa cellule, sur sa demande. Celui-ci, qui avait écrit ses souvenirs des procès dont il était fier, ceux qu’il aurait voulu que l’on associe à son nom pour la postérité, donnait le manuscrit à Haywood pour qu’il le conserve en lieu sûr.
Puis, Burt Lancaster, au sommet de son art, murmurait :
— Juge Haywood, si je vous ai demandé de venir, c’est pour vous dire que tous ces gens… ces millions de personnes… je ne savais pas qu’un jour les choses en arriveraient là. Croyez-moi. Vous devez me croire.
Il y avait quelques instants de silence, et Tracy, d’une voix triste et douce, répliquait :
— Herr Janning, les choses en sont arrivées là lorsque, pour la première fois, vous avez condamné à mort un homme que vous saviez innocent.
Avi Meyer éteignit la télé et demeura assis dans le noir, affalé sur son canapé.
Des démons parmi nous. C’était Hitler qui disait cela, d’après Janning. Dans l’armoire en bois, à côté de l’emplacement vide de Jugement à Nuremberg, il y avait : Les assassins sont parmi nous – L’histoire de Simon Wiesenthal.
Uniquement des échos, cette fois-ci. Qui mettaient mal à l’aise, mais des échos quand même.
Lorsque ces démons seront détruits, toutes vos misères prendront fin.
Avi ne demandait qu’à le croire. Détruisons les misères, et laissons les fantômes en paix.
Mais Demjanjuk… Demjanjuk…
C’était la vieille, très vieille histoire de l’agneau du sacrifice.
Non, non… Il s’agissait d’une cause honorable, une cause juste.
J’avais mon verdict dans la tête avant d’entrer dans la salle du tribunal. Je l’aurais reconnu coupable envers et contre toutes les preuves. Ce n’était pas un procès, mais un rite du sacrifice.
Oui. Tout au fond de lui-même, Avi l’avait toujours su. Et les juges israéliens, Dov Levin, Zvi Tal et Dalia Dorner, le savaient sans nul doute aussi.
Herr Janning, les choses en sont arrivées là lorsque, pour la première fois, vous avez condamné à mort un homme que vous saviez innocent.
Mar Levin, les choses en sont arrivées là lorsque, pour la première fois, vous avez condamné à mort un homme que vous saviez innocent.
Mar Tal, les choses en sont arrivées là…
Giveret Dorner, les choses en sont arrivées là…
Avi sentit ses intestins se nouer.
Agent Meyer, les choses en sont arrivées là lorsque, pour la première fois, vous avez condamné à mort un homme que vous saviez innocent.
Il se leva pour aller regarder par la fenêtre. Elle donnait sur D Street. Mais sa vision était floue. Nous voulions la justice. Nous voulions que quelqu’un paie. Il mit la main contre la vitre froide. Qu’avait-il fait ? Qu’avait-il donc fait ?
À présent, les procureurs israéliens disaient : Bon, si Demjanjuk n’est pas Ivan le Terrible, il faisait peut-être partie des gardiens à Sobibór ou dans un autre camp nazi.
Avi songea à Tom Robinson, avec sa main atrophiée. Ce bon à rien de nègre. Si ce n’était pas lui qui avait violé Mayella Ewell, il était sans doute coupable de quelque chose d’autre.
CNN avait montré le théâtre transformé en tribunal. Ce même théâtre où Avi, cinq ans plus tôt, avait pris place pour suivre le déroulement du procès. Demjanjuk, qui n’avait pas encore été libéré, avait été reconduit dans la cellule où il avait passé ses deux mille dernières nuits.