— Je suis vraiment navré, répéta-t-il.
Molly lui adressa un sourire forcé.
— Moi aussi, dit-elle.
— Je vous appellerai, lui dit Rudy.
Elle hocha la tête, puis se hâta de quitter le restaurant.
La nuit était douce. Elle se mit à marcher sans but. Tout ce qu’elle savait, c’était qu’elle ne voulait pas retourner dans son appartement. Surtout pas un vendredi soir. Il était trop vide, trop triste.
Elle remontait University Avenue et, tout naturellement, se retrouva bientôt devant le campus. Elle croisa de nombreux couples, hétéros ou gay, et décela des pensées lubriques chez ceux qui, inévitablement, entraient dans sa zone. Mais cela lui était égal quand elle n’en était pas l’objet. Elle passa devant la bibliothèque Doe et décida d’entrer. En fait, la sauce au pistou lui faisait bel et bien gargouiller l’estomac, et elle avait besoin d’aller aux toilettes.
La salle de lecture semblait déserte. Qui avait envie d’étudier un vendredi soir, et surtout au début de l’année universitaire ?
— Bonsoir, professeur Bond, lui dit le bibliothécaire préposé à l’accueil, un grand maigre, d’âge moyen.
— Bonsoir, Pablo. Pas grand monde, ce soir.
Il hocha la tête en souriant.
— C’est vrai. Juste quelques habitués. Le veilleur de nuit, par exemple.
Il indiqua discrètement du pouce, à quelque distance de là, un homme d’une trentaine d’années assis à une grande table de chêne. Beau garçon, le visage rond et les cheveux bruns. Il était penché sur un livre.
— Le veilleur de nuit ? répéta Molly.
— Doc Tardivel. Il travaille au LBL. Il vient tous les soirs, depuis quelque temps, et reste jusqu’à la fermeture. Il m’envoie sans cesse à la réserve pour que je lui rapporte des périodiques.
Elle regarda l’homme à la dérobée. Elle n’avait jamais entendu ce nom, et elle ne se souvenait pas de l’avoir vu sur le campus. Elle quitta Pablo et se dirigea vers le présentoir de journaux et magazines, non loin de la table où était assis ce Tardivel. Elle décida de chercher un numéro récent de Developmental Psychology ou de Cognition, histoire de tuer une heure ou deux. Elle se baissa pour regarder le rayon du bas. Le tissu de son pantalon se tendit.
Une pensée effleura ses perceptions, comme une plume sur la peau nue. Mais elle était inintelligible.
Les revues n’étaient pas classées par ordre chronologique. Machinalement, elle remit les derniers numéros sur le dessus de la pile.
Une nouvelle pensée voleta à la surface de son esprit conscient. Soudain, elle comprit pourquoi elle avait du mal à la capter. Elle était en français. Molly reconnaissait la consonance mentale de cette langue.
Elle trouva le numéro de DP du mois dernier, se redressa et balaya du regard la salle de lecture à la recherche d’une place où s’asseoir. Cela ne manquait pas, naturellement, mais…
En français.
Ce type pensait en français.
Et il n’était pas mal, il fallait l’avouer.
Elle s’assit à côté de lui et ouvrit sa revue. Il leva les yeux, l’air un peu surpris. Elle lui sourit puis, sans réfléchir, lui dit :
— Agréable soirée, n’est-ce pas ?
— Certainement, répondit-il en lui rendant son sourire.
Elle sentit son cœur battre un peu plus fort. Il pensait toujours en français ! Elle s’était déjà trouvée en présence d’étrangers, mais ils pensaient tous en anglais quand ils parlaient dans cette langue.
— Oh ! Quel accent charmant ! dit-elle. Vous êtes français ?
— Canadien français, répondit Pierre. De Montréal.
— Vous faites partie d’un échange d’étudiants ? lui demanda Molly, qui savait parfaitement, d’après ce que lui avait dit Pablo, que ce n’était pas le cas.
— Non, non. J’ai une bourse de recherche au LBL.
— Ah ! Dans ce cas, vous devez connaître Burian Klimus. (Elle fit mine de frissonner.) Drôle de type.
Pierre se mit à rire.
— Vous l’avez dit.
— Je m’appelle Molly Bond, murmura-t-elle. J’enseigne la psycho.
— Enchanté. Pierre Tardivel… (Il marqua une pause.) Prof de psycho, eh ? Ça m’a toujours intéressé, cette matière.
— Ouah !
— Pardon ?
— C’est donc vrai que vous autres les Canadiens vous dites tout le temps : « Eh ! »
Elle eut l’impression qu’il rougissait légèrement.
— Nous disons aussi : « Je vous en prie. »
— Hein ?
— Ici, quand on dit merci à quelqu’un, il répond : « Uh-huh. » Nous, nous disons : « Je vous en prie. »
Elle se mit à rire.
— Touché, dit-elle.
Puis elle porta trois doigts à ses lèvres.
— Hey ! Je parle français, moi aussi !
Pierre sourit. Elle trouva que cela lui allait très bien.
— J’imagine, dit Molly en regardant les rayonnages poussiéreux qui les entouraient, que vous venez souvent ici ?
Il hocha la tête. Les pensées, nombreuses, se bousculaient à la surface de son esprit, mais Molly, à sa grande satisfaction, n’en comprenait aucune. Elles étaient toutes en français. Et le français était une langue si merveilleuse… Comme une douce musique de fond, qui la changeait du bruit irritant des pensées articulées de la plupart des gens qu’elle rencontrait.
Sans réfléchir, elle demanda :
— Ça vous dirait, une tasse de café ?
Puis elle ajouta, comme pour se justifier :
— Je connais un endroit dans Bancroft Avenue où ils font un excellent capucino.
Pierre avait une drôle d’expression, un mélange d’incrédulité et d’agréable surprise devant ce coup de chance inattendu.
— Avec plaisir, dit-il.
Oui, se dit Molly. Avec beaucoup de plaisir.
Ils bavardèrent durant des heures. Le bruit de surface des pensées de Pierre n’était jamais gênant. Il était peut-être aussi grossier que la majorité des hommes, mais elle ne le croyait pas vraiment. Il semblait sincèrement intéressé par ce qu’elle lui disait. Il l’écoutait avec attention. Et il avait un merveilleux sens de l’humour. Jamais elle n’avait autant apprécié la compagnie d’un homme.
Elle avait entendu dire que les Français – aussi bien européens que canadiens – avaient une attitude différente de celle des Américains envers les femmes. Qu’ils étaient plus détendus, moins crispés avec elles, qu’ils cherchaient moins à prouver continuellement leur virilité. Elle n’y croyait pas trop, cependant. Elle les soupçonnait de n’adopter que par calcul une attitude blasée devant la nudité féminine. « Ne laisse rien paraître, et elles viendront agiter leurs nichons sous ton nez. » Mais Pierre semblait s’intéresser réellement à ses préoccupations, et cela la branchait plus que n’importe quelle attitude macho.
Soudain, ce fut minuit et on les informa que le café allait fermer.
— Mon Dieu ! s’écria-t-elle. Je n’ai pas vu le temps passer !
— Précisément, lui dit Pierre, il a rejoint le reste du passé. Et sachez que j’en ai apprécié chaque seconde. (Il secoua la tête.) Je ne m’étais pas offert un tel répit depuis des semaines. (Il la regarda dans les yeux.) Merci beaucoup, ajouta-t-il en français.
Elle lui sourit.
— À cette heure-ci, vous n’allez pas marcher toute seule dans les rues, lui dit-il. Puis-je vous raccompagner à votre voiture ou devant votre porte ?
Elle sourit de nouveau.